Centenaire

Je suis née en 1912. Mon père était un architecte allemand et je n'ai jamais connu ma mère. J'ai grandi dans ce quartier périphérique de l'ouest de Strasbourg et vu s'ériger autour de moi, au cours des décennies suivantes, des maisons individuelles avec jardin en façade et sur l'arrière puis, les besoins de logement augmentant, de petits immeubles de trois étages. Je ne suis jamais partie, je ne l'ai jamais regretté. La rue est calme, peu fréquentée ; ce n'est pas un lieu de passage pour les voitures ou un raccourci, personne n'y vient s'il n'a rien à y faire. Les chats s'y promènent nonchalamment et les enfants y jouent au ballon, chacun salue son voisin.

 

Je suis née en 1912 et j'ai vécu deux guerres. J'ai vu des hommes revenir du front avec des morceaux en moins, j'ai vu les jupes des femmes se raccourcir et leurs chignons disparaître ; j'ai vu des maisons bombardées s'écrouler sur la grande avenue voisine tandis qu'ici, tout restait intact. La gare aux marchandises, au bout de la rue, a fermé dans les années 50. Aujourd'hui passent d'interminables trains de containers ou de voitures neuves, dont les vibrations font trembler les murs. Parfois, rarement, un TER dont les passagers regardent d'un œil vide les jardinets qui donnent sur la voie ferrée.

 

Je suis née en 1912 et j'ai vu des arbres grandir, se faire élaguer ou couper parce qu'ils faisaient de l'ombre, des fleurs pousser puis faner et se faire remplacer par d'autres. Le beau bouleau qui ombrageait la terrasse, dévoré par un champignon, a été abattu. Le maître de maison est mort il y a quelques années, laissant le rez-de-chaussée inoccupé. Le poêle qui chauffait le logement a été remplacé. Le chat est mort d'une chute dans l'escalier.

 

Je suis née en 1912 et je suis la plus vieille maison du quartier.

Posté le 26/09/2021 à 10:50

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