Mon connard

Le con n’est pas un connard. Le premier s’excuse ; le deuxième estime avoir tous les droits.

Voilà une première présentation de cet individu auquel Eric La Blanche a consacré un ouvrage intitulé Le Connard - Enjeux et perspectives (Michel Lafon, août 2022).

 

On a tous croisé un connard : c’est celui qui vous grille la priorité, vous fait une queue de poisson, vous colle au pare-choc, klaxonne à tout va, vous insulte s’il estime que vous avez commis une erreur de conduite ; c’est celui qui gruge dans une file d’attente, vous impose sa musique avec son enceinte portative, met les pieds sur la banquette du train, la main aux fesses ; celui qui parle trop fort ou vous insulte parce que vous ne lui avez pas répondu quand il vous interpellait. Et caetera. Peut-être même avons-nous été nous aussi connards un jour.

 

Mais lui, il a la connardise pathologique, vissée au corps. C’est dans l’espace public que son comportement est le plus visible : mépris total des règles sociales, incivilités manifestes, manque total de scrupules et d’empathie. Il sévit aussi dans les lieux de pouvoir, au sein de l’entreprise : envahissement de l’espace d’autrui, menaces ou intimidation, propos vexatoires sous couvert de plaisanteries ou de prétendues taquineries, courriels cinglants, critiques du statut social ou professionnel, remontrances publiques ; il coupe la parole, jette des regards mauvais, traite les gens comme s’ils étaient invisibles. Dans son comportement, le connard vous renvoie à vous-même en vous disant que vous êtes inférieur, que vous ne méritez pas qu’il fasse attention à vous, bref que vous n’êtes pas digne de respect. C’est très humiliant.

 

La connardise n’est pas une maladie psychiatrique, mais elle relève bien d’une personnalité asociale : manque total d’empathie, capacité très forte à manipuler autrui, intolérance marquée à la frustration (ne pas supporter que quelqu’un arrive en retard par exemple), tendance à blâmer autrui (faire porter la culpabilité dans le discours pour culpabiliser), violation des normes sociales, total égocentrisme.

A noter qu’il faut distinguer le connard du pervers narcissique : le premier se trouve une victime, dans l’intention de faire du mal (c’est bien le sens du terme « pervers ») ; le deuxième cherche essentiellement à se mettre en avant.

Il arrive d’ailleurs que le connard fasse preuve de gentillesse. Parfois. Il peut ainsi prétendre être quelqu’un de bien et échapper aux critiques. Il se dit aussi victime de beaucoup de choses, d’injustice, de la méchanceté des gens, de l’incompréhension de sa différence – et de sa supériorité. Peut-être y a-t-il derrière tout cela une part de souffrance, bien enfouie quelque part.

 

Outre les incivilités, on reconnaît le connard à certains signes qui peuvent alerter – même s’ils ne sont pas suffisants en soi : un look et des attitudes trop marqués, une montre un peu trop chère, une voiture un peu trop grosse, le fait de parler un peu trop fort, une façon de se tenir… Ce sont les traces d’une personnalité qui dit « Regardez-moi ! Je ne suis pas comme vous, je suis plus ceci, moins cela. ». Il s’y croit, c’est-à-dire qu’il se prend pour quelqu’un d’autre, qu’il pense mériter, inconsciemment, qu’on le remarque, qu’on l’admire. Et tant pis si c’est au détriment des autres.

 

Mon connard prenait grand soin de lui et de son apparence : des vêtements bien choisis, des ongles parfaitement coupés, une peau douce et hydratée, une barbe soigneusement taillée. Il m’envoyait des selfies à chaque passage chez le barbier. Il était très fier d’un manteau customisé par ses soins avec des boutons et des passementeries, et revendiquait une originalité dans sa mise et dans son comportement. Il portait en permanence de grandes lunettes destinées à corriger sa presbytie, dont il n’avait nul besoin pour conduire ou se promener. Lors de notre rencontre, nous parlions depuis dix minutes qu’il se vantait de ne pas faire son âge, et se passait la main dans les cheveux avec des mines de jeune fille.

 

Mon connard tutoyait toute personne de moins de cinquante ans, les serveurs en terrasse, les artistes de rue, les gens que je lui présentais, sans distinction de la personne ou du lieu. Il s’est amusé un soir à provoquer une amie qui ne buvait pas d’alcool et à singer ses manières de « fille coincée ». Un jour, il a insulté une dame sur la plage, au prétexte qu’elle n’aurait pas dû nous reprocher de nous être assis trop près d’elle, dans des termes d’une grossièreté aussi violente que disproportionnée.

 

Mon connard critiquait beaucoup. Tout le monde avait droit à un commentaire salé : des gens mal habillés, des couples mal assortis – y compris mes amis -, le service dans un restaurant, l’état du logement de vacances qu’il aurait parfaitement su remettre en état, ses collègues. Il se plaignait souvent de l’injustice qu’il subissait sur son lieu de travail ; il se sentait incompris, dans sa différence et son originalité. On était méchant avec lui, on ne voyait pas les efforts qu’il faisait. Il aimait bien que je l’écoute s’épancher dans d’interminables soliloques sans grande logique ; il aimait bien quand on faisait de la musique. Il m’avait dit qu’il y avait quelque chose de rassurant à voir qu’on avait le même niveau de guitare, lui avec sa culture orale et moi avec mes cinq années de cours. J’avais essayé de lui apprendre le nom des accords, il préférait continuer à jouer à l’oreille.

Il m’aimait moins quand je lui reprochais de ne pas s’intéresser à mes autres activités, de ne pas lire les textes que j’avais écrits sur lui. Quand j’avais critiqué sa grossièreté sur la plage.  

 

Mon connard parlait beaucoup, sautant du coq à l’âne sans jamais entrer dans la profondeur d’une analyse ou d’une éventuelle remise en question. C’était toujours la faute des autres. Ma faute aussi si notre relation n’a pas fonctionné, si je n’ai pas su qui il était vraiment, si je n’ai pas pris mesure de sa propre souffrance, s’il s’est senti jugé. Pour le coup, je méritais bien cette rupture par SMS, ainsi que le grand silence qui a suivi, mon effacement en quelques clics.

 

On peut ajouter la lâcheté à la longue liste des attributs du connard.   

Posté le 19/10/2022 à 11:59

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