Origine

"Et sinon toi, d'où tu viens ?". Sourire un peu gêné, ou pas de sourire du tout. La phrase agace, visiblement. L'intention est bonne pourtant : celle de mettre un nom, une géographie, sur ce visage à la peau brune, sur ces yeux noirs aux paupières bistre, sur cette chevelure de jais. Dans la question, il y a le rêve de contrées exotiques, l'étrangeté de pays lointains, de désert ou de luxuriance, de moussons ou de midi impitoyable ; il y a aussi la curiosité pour cet ailleurs que l'on voit, alors qu'il n'y a pas d'accent pour expliquer ce que les yeux nous disent ; un peu d'envie peut-être aussi pour celui-là qui porte quelque chose que l'on n'a pas.


A questionner ainsi quelques-uns, B., au père indien et à la mère vietnamienne, L. à la peau d'ébène née à Besançon, M. aux parents kosovars qui depuis peu enjolive quelques-unes de mes nuits, j'ai été surprise de découvrir ce que ma question, qui me semblait toute naturelle, pouvait avoir de désobligeant. A chacun sa façon de répondre : B. dit clairement son irritation, dans un discours mesuré mais où l'on sent tout l'agacement qu'elle contient : L. rit aux éclats et enchaîne sur les petites remarques perfides dont elle a souvent été le sujet au sein des établissements scolaires où elle a travaillé. M. quant à lui préfère jouer aux devinettes avec son interlocuteur et le laisser se fourvoyer quelque part entre l'Inde et la Turquie, l'Arménie, l'Afghanistan ou la Syrie, se contentant de dire qu'il vient d'un pays qui n'existe plus. A chaque fois, j'ai cru bien faire ; à chaque fois, j'ai pêché par excès. Il m'a fallu du temps pour comprendre ce que cette question naïve et à mes yeux parfaitement naturelle, témoin d'un intérêt pour l'autre et, peut-être, perche tendue vers un début de complicité ou une histoire de vie que j'étais avide d'entendre, avait de désobligeant. Moi qui, avec mes yeux bleus, ma peau claire et mon nom si français, n'ai jamais eu affaire à une quelconque suspicion quant à mes origines ni à me justifier de ma nationalité ; moi qui n'ai jamais senti d'étrangeté dans le regard de l'autre ni suscité de curiosité particulière sur mon apparence, à part dans les pays arabes où mon d'air d'européenne a pu parfois attirer des regards concupiscents, j'ai été soudain mise face à la maladresse dans tout ce qu'elle peut avoir de blessant : le renvoi, pour mon interlocuteur, à sa différence. A la lassitude d'avoir à expliquer, à justifier peut-être, pourquoi, comment.


J'ai essayé pourtant d'expliquer pourquoi on pose cette question. Face à la contrariété qui perdure, j'écoute, j'acquiesce, fais preuve d'empathie, mais je reste un peu vexée tout de même que l'on m'ait supposé un vague relent identitaire qui me paraît si éloigné de mon mode de pensée. La différence reste prégnante, parce que je n'ai jamais eu à subir cette sempiternelle question sur mes origines, tandis que mon regret perdure malgré tout de n'avoir pas un peu l'air venue d'ailleurs, moi aussi.

Posté le 03/07/2022 à 19:00

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