2023/25 Petite sale, Louise Mey. Le Masque, 01/2023. 374 p. 21,50 € ****

Hiver 1969, quelque part en France. Tout le village travaille pour « Monsieur », qui gouverne tout son domaine d'une main de fer, avec pour seul objectif : en tirer un maximum de profit. Personnage détestable et despotique, il est craint de tout le monde, à commencer par les domestiques, notamment les femmes, qui n'osent jamais se rebeller et vivent sous le joug de ce seigneur d'un autre âge. Mais voilà que Sylvie, sa petite fille âgée de quatre ans, échappe à la surveillance de Catherine, une bonne à tout faire d’une discrétion de fantôme. Il s’avère que l’enfant a été enlevée, et qu’on réclame une rançon. Deux policiers arrivent de Paris pour épauler les gendarmes, mais l’enquête piétine.

Le froid, la neige, la misère. Et la boue surtout. La terre fangeuse conditionne la vie des habitants du Domaine : on y plante des betteraves qui s’étendent sur tous les champs achetés peu à peu par Demest, une sorte d’ogre qui ne fait rien qui ne soit rentable ; on y patauge sans plus y prendre garde tellement on s’y est habitués ; on y vit et on y meurt sous le joug d’un tyran sans sentiment, capable d’incendier une grange avec des vaches au prétexte que les bêtes rapportent plus mortes que vivantes. D’ailleurs, c’est moins son affection pour sa petite fille que le coût de la rançon qui l’a motivé à faire appel aux gendarmes. Demest fait vivre la moitié des habitants de la commune, qu’il maintient dans une relation de dépendance dont ils ne peuvent sortir. Quant aux femmes, elles le fuient tant qu’elles peuvent. Catherine a appris à devenir invisible, muette, peu attirante, tant et si bien que Mme Demest l’a surnommée la Petite Sale, et qu’elle est cantonnée aux tâches ménagères. Elle ne dit rien aux deux flics venus de Paris, et qu’aurait-elle à dire, elle que l’on considère comme simple d’esprit ? Le récit donne alors la parole à Gabriel, l’un des membres du duo parisien, qui souffre du froid et de la pluie, patauge dans la fange et maudit ce pays et cette enquête, qui l’éloignent de sa Claudia et de ses tendres « Caro mio ».

Roman d’atmosphère et roman noir, ce récit nous plonge dans la réalité rurale de la fin des années 60, où les salles de bain sont encore un luxe, et dans un monde glaçant où le droit de cuissage reste d’actualité. Il n’est pas exempt de longueurs, mais l’intrigue se noue point par point, efficacement, pour justifier de façon imparable les motivations des ravisseurs.

 

Catégorie : Littérature française

milieu rural / hiver / froid / boue / famille / patriarcat / exploitation agricole / esclavage /



Posté le 29/03/2023 à 17:35

2023/23 Des lendemains qui chantent, Alexia Stresi. Flammarion, 02/2023. 446 p. 21 € *****

         Lors de la première de "Rigoletto" de Verdi à l'Opéra-Comique en 1935, le jeune ténor Elio Leone reçoit l'ovation du public qui découvre sa voix superbe, au détriment du rôle-titre. Qui est ce jeune homme surdoué ? Elio est né en 1912 dans une ferme des environs de Naples, d’une fille mère morte quelques heures après sa naissance. Elevé dans un orphelinat de religieuses sous le nom d’« Elio Abandonnato », il a passé son enfance à voler pour manger et à se protéger des coups, jusqu'à ce que le hasard lui fasse croiser un médecin directeur d’une école pour orphelins, un prêtre mélomane, puis une professeure de chant, des bienfaiteurs qui ont vu son talent et vont l'amener à développer sa voix. Un conte de fées ? L'homme a ses failles, et le spectre de la seconde guerre mondiale rôde...

         Rythmé par les airs les plus célèbres, qu’il s’agisse des chœurs des esclaves de Nabucco ou du tube napolitain O sole mio, ce roman retrace la vie en montagnes russes de ce chanteur prodige. Passionné de musique, doté d’une voix telle qu’il n’en existe que deux ou trois par siècle, Elio, aidé il est vrai par ses trois protecteurs successifs, sait conjuguer travail et talent, et mérite amplement son triomphe. Mais la vie est cruelle, qui va briser nombre de ses idéaux : guerre, abandon, deuil, le sort semble s’acharner sur cet orphelin qui tombe et se relève, jusqu’à la dernière chute dont on craint qu’il ne reste à terre. Mais c’est l’amitié et la bienveillance qui, là encore, vont le sauver. Ce beau roman se lit comme on écoute un aria, avec ses contrastes, les prouesses du chanteur, son émotion, et livre ainsi un hommage vibrant à la musique et à l’opéra, à l’amitié, au travail, à l’humilité, et aux gens de bien qui rendent le monde un peu moins mauvais.

 

Catégorie : Littérature française

opéra / ténor / soliste / chant / amitié / destin / Italie / Naples /



Posté le 29/03/2023 à 17:33

2023/22 L’invention de l’histoire, Jean-Claude Lalumière. Le Rocher, 01/2023. 200 p. 18 € *****

Le fils de Thomas Poisson lui demande de l'aider à réaliser l'arbre généalogique de la famille. L'événement fait remonter le souvenir de la légende familiale, racontée par sa propre mère, selon laquelle son arrière-grand-père ferrailleur a été victime d'une arnaque en achetant la tour Eiffel à Viktor Lustig, un escroc notoire, dans les années 20. Il entreprend des démarches en médiathèque, puis, poussé par ses amis, décide de poursuivre son enquête en allant questionner son père, hospitalisé en EHPAD, en espérant que tous ses souvenirs n'aient pas été effacés par la disparition progressive de ses facultés cognitives.

L’intrigue est intelligemment construite, dévoilant peu-à-peu ses éléments ; le roman est écrit d’une plume alerte et drôle, avec une bonne dose d’autodérision. A commencer par le protagoniste : au chômage, Thomas a le temps. Il entreprend de ranger le garage, de trier et jeter, et de mettre de côté des cartons de documents, avant de jeter l’éponge. Il se consacre alors à son enquête, afin de vérifier si André Poisson a bien tenté d’acheter la grande dame de fer qui, se rappelle-t-on, était vouée à la destruction après avoir été le clou de l’Exposition universelle de 1889. En menant ses recherches, il lie amitié avec des personnages assez truculents : Françoise, qui complète sa petite retraite en vendant des confitures maison aux usagers de la médiathèque, Mansour qui l’encourage à parler avec son père puisqu’il n’a pas pu le faire avec le sien, ancien harki torturé, Francky arrêté et suspecté d’être un casseur parce qu’il portait un gilet jaune devant sa voiture en panne, et Lina, la jeune et joie bibliothécaire qui remue quelque peu notre héros. Finalement, ce n’est pas tant de faire la lumière sur ce mythe familial qui intéresse l’auteur, mais cette galerie de personnages et les liens qu’ils tissent entre eux, ainsi que la quête personnelle de Thomas qui s’interroge sur son couple, sa paternité, ses relations avec ses parents, la société qui l’entoure, en plein mouvement social des Gilets jaunes.

C’est là que le titre prend tout son sens : l’histoire de Thomas et de ses amis rencontre l’Histoire des livres. Et dans une période rythmée par les mouvements sociaux, dont on n’est pas sorti, à l’heure de la réforme des retraites, l’humour a quelque chose de salvateur.

 

Catégorie : Littérature française

Famille / arnaque / quête / passé / amitié / manifestations / social / 



Posté le 29/03/2023 à 17:32

2023/20 Une vraie mère… ou presque, Didier Van Cauwelaert. Albin Michel, 05/2022. 195 p. 19,90 € ****

Simone Pijkswaert, la mère de Pierre est morte en se rendant aux obsèques de son oncologue. Un bête accident, dont la soudaineté a empêché son fils d’accomplir les démarches administratives indispensables. Fidèle à la promesse qu'il lui a faite de conserver son appartement niçois et de continuer à faire rouler sa voiture, une Renault Fuego ringarde mais équipée d’un moteur Turbo à faire pâlir d’envie les conducteurs d’hybrides haut de gamme, l’écrivain s'acquitte des amendes qu'elle a reçues à cause de lui en tâchant d’écrire un nouveau roman qui sera consacré à sa mère. Jusqu’au jour où il reçoit un courrier de la préfecture informant Simone qu’elle ne possède plus qu’un point sur son permis et qu’elle est convoquée à un stage de récupération de points. Mais c’est sans compter avec Lucie Castagnol, amie de la défunte et comédienne en retraite, qui va lui proposer d’endosser son dernier rôle : se faire passer pour Simone, le temps du stage…

Quelle mouche a donc piqué la sémillante sexagénaire, animatrice en EHPAD et trublion des manifs anti vax ? Veut-elle rendre hommage à sa vieille compagne de maison de retraite ? S’offrir un dernier grand rôle ? Se prouver qu’elle est capable d’imiter parfaitement une morte, voire à la ressusciter, au point que son propre fils pourrait s’y méprendre ? En bon romancier, Didier Van Cauwelaert ménage ses effets et ne révèlera ses vraies motivations que lors d’un dénouement plein de rebondissements. Il semble s’amuser tout autant que le lecteur des situations cocasses dans lesquels il plonge des personnages bien affirmés ; d’une plume alerte, élégante et drôle, il conduit avec le même empressement et la même efficacité que Simone devait prendre les virages au volant de sa Fuego. Et puis, il finit bien – un peu de lumière en ces temps de crise sociale.

 

Catégorie : Littérature française

mère / fils / famille / décès / maladie / secret / usurpation d’identité /


 

Posté le 29/03/2023 à 17:30

2023/19 Qui tu aimes jamais ne perdras, Nathalie Bauer. Philippe Rey, 01/2023. 297 p. 22 € *****

Rome, 1er siècle. Sous le règne de Néron, Chloé, esclave affranchie, courtisane et musicienne, et Marcus Corvus, citoyen romain et poète, se rencontrent, se fréquentent, et finissent par s'aimer. Au point que, alors que Marcus expire, les deux amants jurent de se retrouver, dans une autre vie, ainsi qu'ils en sont convaincus. Ils vont effectivement de retrouver à travers différentes époques : dans la bibliothèque d’un couvent au 14ème siècle, dans l’atelier de Rembrandt à Amsterdam au 17ème siècle, dans la campagne russe à la toute fin du 18ème siècle, au royaume de Wessex en Grande-Bretagne au milieu du 19ème siècle, enfin sur la ligne de front pendant les derniers combats de la guerre 14-18. Amour passionnel, amour fraternel, admiration, fascination… les deux âmes voyagent à travers les époques et si leurs enveloppent corporelles ont tout oublié de leurs vies antérieures, elles se retrouvent malgré tout… 

« Quem diligis numquam perdes », qui tu aimes jamais ne perdras, voilà ce qu’a peint Rembrandt dans les plis du manteau dont il a revêtu son modèle. La locution latine va être le fil rouge qui unit ces deux êtres, dans une connivence qui prend consistance entre le peintre et son modèle, au fil des jours. Cette même entente profonde se retrouve dans les différentes réincarnations de ces âmes antiques, sans que jamais plus les corps ne connaissent la communion des corps, mais une complicité spirituelle évidente – comme si les besoins de la chair avaient cédé place à un amour qui n’avait plus besoin de se dire pour exister, de façon évidente. Jusqu’à la dernière réincarnation, qui prend une dimension métaphorique. Il est donc dans ce roman question d’amour sous toutes ses formes, mais aussi question de foi, qu’il s’agisse des premiers enseignements du Christ, de l’engagement à Dieu des moines et moniales, de la pratique du Judaïsme, de l’adoration des icônes orthodoxes ou du protestantisme. En plus d’un solide travail historique, l’auteur épouse dans son style les conventions de chaque époque et rédige chaque partie « à la manière de… » de façon remarquablement efficace, nous proposant ici un roman d’une rare qualité, avec une dimension épique et universelle.

 

Catégorie : Littérature française

métempsychose / réincarnation / amour / communion / temps /



Posté le 29/03/2023 à 17:29

2023/18 Gazoline, Emmanuel Flesch. Calmann Lévy, 01/2023. 448 p. 22,50 € ****

Un petit village de Saône-et-Loire, automne 1988. Les cours ont repris, les lycéens s'ennuient sur la place du village, tandis que les adultes se préoccupent essentiellement de la météo qu'ils espèrent favorable aux vendanges. Dans ce quotidien un peu morne, un événement dramatique va faire sortir le village de sa torpeur : la grange des Berthelot s'embrase, et le feu tue les chèvres qui y étaient parquées. Les soupçons se portent sur Gildas, un jeune homme un peu marginal, qu’un gamin a aperçu près de la grange, mais qu’il a peur de dénoncer. Le drame réveille des rancœurs enfuies, et oppose deux générations : celle qui reste et peine à se faire aux transformations du monde, et celle qui ne rêve que de quitter le village...

Peu importe finalement, que ce village se situe en Saône-et-Loire, au fin fond des Vosges ou en plein cœur du bocage normand. On s’y ennuie tout pareil, quand on a 16 ou 17 ans. A la fin des années 80, les communes ne se sont pas encore fédérées en groupement et ne peuvent offrir de quoi distraire ces jeunes générations qui hantent les places du village autour de la cabine téléphonique et traversent les rues en faisant vrombir les 50 cm3 de leurs mobylettes. Malgré quelques coquilles au début du récit (un ver de terre en train d’agonir), l’auteur enclenche la bonne vitesse et l’histoire se met en place, servie par des personnages bien campés, qu’il s’agisse de Samuel et Delphine, les amoureux de dix ans, de Gildas et Sandra tout aux émois de leurs corps en pleine poussée d’hormones, du vigneron désemparé par la pluie, ou du maire qui ne dédaigne pas les pots-de-vin. Il y a chez Emmanuel Flesh un peu de Nicolas Mathieu dans cette poisse rurale où se questionnent le conflit des générations, les petits arrangements entre notables et le déterminisme social.

 

Catégorie : Littérature française

milieu rural / village / générations / famille / adolescence / ennui / société /


 

Posté le 29/03/2023 à 17:26

2023/17 Flagrant déni, Hélène Machelon. Le Dilettante, 01/2023. 213 p. 18 € ***

Un soir d'été, Juliette Conti, 17 ans, est prise de violentes douleurs au ventre. On pense à une appendicite, mais les médecins de la clinique sont formels : la jeune fille est en train d'accoucher. Mais Juliette n'en démord pas : elle a continué d'avoir ses règles, son ventre n'a pas grossi, elle n'a pas pris de poids. Et pourtant il est bien là, cet "Autre" qui lutte pour sortir d'elle, et qui va lui voler sa jeunesse ses projets d'intégrer une prépa parisienne. Malgré le soutien de ses parents, elle ne parvient pas à se faire à l'idée d'être mère, et décide de se débarrasser de l'enfant en le proposant à l'adoption...

Ici, point de bon sentiment, mais le rejet, cru, de cet enfant issu d’une relation dont on ne connaîtra jamais que le caractère délétère. Les mots sont précis et n’occultent pas la réalité insupportable que découvre cette jeune fille. Cet intrus est un cancer qui s’est nourri d’elle, et dont elle n’aspire qu’à se séparer. L’accouchement est un traumatisme, le retour à la maison une fois l’enfant confié à un foyer d’accueil, douloureux. Au point que la folie guette Juliette, malgré toute la patience et tout l’amour que lui portent ses parents et sa jeune sœur. Le roman est d’autant plus efficace que l’auteur évite habilement tout pathos en présentant Juliette comme une adolescente difficile, agressive envers sa mère qu’elle ne craint pas de malmener. Elle fait du corps le filigrane du récit, rappelé dans les en-têtes des chapitres. Ce corps d’adolescente fin et musclé, sculpté par la pratique sportive, qui dès lors que la jeune fille prend conscience de la présence de cet « autre » au creux de son ventre, se met à enfler soudainement, au point de devenir méconnaissable. Ce corps qu’ensuite Juliette n’arrive plus à accepter, comme si, d’une certaine façon, il l’avait trahi.

Si ce roman sur le déni de grossesse a de nombreuses qualités, je regrette cependant certaines longueurs dans la deuxième partie du récit, après l’accouchement : certaines scènes semblent s’étirer, notamment dans les réflexions de Juliette, d’autant plus que l’auteur use de l’imparfait, qui donne une impression de longueur et de lourdeur, ce qui dessert quelque peu le caractère percutant de ce récit.

 

Catégorie : Littérature française

déni de grossesse / adolescence / famille / accouchement /


 

Posté le 29/03/2023 à 17:25

2023/16 Pour une heure oubliée, Frédéric Perrot. J’ai Lu, 01/2023. 284 p. 8 € ****

         Après une soirée arrosée avec ses amis, Emile se réveille dans une voiture de police. Direction le poste et la garde-à-vue, soupçonné qu'il est d'avoir tué une jeune femme invitée à la fête. Sauf qu'il ne se souvient de rien. Il écope de 13 ans de prison ferme. Heureusement ses deux amis Paul et Manon, qui l’ont soutenu tout au long de sa détention, l’aident à se réinsérer. Il rouvre son camion de glaces artisanales et rencontre Jeanne, de dix ans sa cadette, dont il tombe fou amoureux, mais à qui il cache son passé. Mais voilà qu'une journaliste le contacte pour évoquer le meurtre de Louise, le fragile équilibre de la vie d'Emile et son couple se trouve menacé par la révélation de son secret...

         Des personnages bien campés, une intrigue solide construite comme une sorte de puzzle dont les pièces, issues du passé, du présent et de l’avenir, viennent peu-à-peu combler les vides, jusqu’à un dénouement surprenant et cependant bien amené, avec plusieurs révélations successives. Figurent par ailleurs dans ce récit les thématiques de la peur de l’ennui au sein du couple, la Suze qu’Emile affectionne, servie avec des glaçons qu’il touille du bout du doigt, les secrets de famille, des thématiques que l’on retrouvera dans Cette nuit qui m’a donné le jour, publié ensuite, dont le titre sonne comme en écho au précédent. Un roman joliment écrit, recelant de nombreux détails concrets très justes, tandis que dans Pour une heure oubliée la plume m’a paru quelquefois lourde ou maladroite, de (trop) nombreuses comparaisons, des métaphores un peu redondantes : « Son existence aurait pu se terminer ainsi, le corps échoué sur le velours beige d’un canapé, comme sur le sable d’une plage, après avoir dérivé pendant de longues semaines sur une mer trop agitée… » (p.205), ou l’emploi simultané du passé-simple et du passé composé. Ce sera le seul bémol de ce roman qui a été une lecture bien agréable.

 

Catégorie : Littérature française

famille / alcool / secret / amitié / 



Posté le 29/03/2023 à 17:23

2023/14 Cette nuit qui m’a donné le jour, Frédéric Perrot. Milaet Barrault, 02/2022. 284 p. 19 € *****

Le père d'Etienne, atteint de la maladie de Charcot, vient de mourir. Pour sa veuve et son fils, c'est un bouleversement terrible. Henri et Marlène formaient un couple parfait depuis trente ans, solide, inaltérable. Etienne découvre dans l’ordinateur de son père deux éléments qui vont chambouler sa perception de ses parents : d’abord un historique des dialogues qu’Henri, incapable de parler, dictait avec les yeux au logiciel, qui lui révèle une vérité inattendue, et une lettre écrite par Henri, qu'il a dédiée à son fils. C’est un long récit où il raconte son secret : celui de sa rencontre avec Jean dans un bar, et une relation qui a duré des années sans que personne ne connaisse rien de l'identité ni de l'histoire de cet être aimé.

Henri a passé avec Jean en tout et pour tout 28 jours, sur les seize années qu’aura duré leur relation. C’est peu, évidemment, et peut-être une des raisons pour lesquelles Henri a choisi de ne pas quitter Marlène, qu’il aimait tout autant que Jean, quoique différemment. Ce roman réussit à sortir de la thématique rabattue de la liaison adultère en questionnant sur le polyamour : l’auteur se garde bien d’émettre un quelconque jugement sur la lâcheté d’Henri, préférant illustrer la possibilité d’aimer deux êtres, et de ne vouloir en perdre aucun. C’est aussi la leçon qu’en tirent Marlène et Etienne, qui ne considéreront pas Jean comme un ennemi. Ecrit par un scénariste, le récit fourmille de détails très visuels ; quand il est soumis à un stress, Henri est envahi par une foule de pensées qui viennent parasiter son esprit mais qui nous semblent si familières – ne pas avoir sorti le linge de la machine avant de partir, s’inquiéter de son apparence, après avoir surgi de son bain pour répondre au téléphone au milieu du salon. L’effet de réel se colore d’autodérision et de gravité, évitant avec adresse le pathos, à l’exception peut-être des derniers chapitres, quand Marlène prend la parole.

Un très beau roman donc, découvert dans un contexte particulier, celui d’un trajet en voiture pour rentrer de vacances au cours duquel une copilote insensible au mal des transports m’a lu le récit d’Henri pendant sept heures et sans faillir, sorte de livre audio vivant qui confirme qu’en voiture, prisonnier de l’habitacle, on a une qualité d’écoute qui n’existe pas dans la vie quotidienne. On devrait lire plus souvent quand on conduit.

 

Catégorie : Littérature française

couple / polyamour / secret / adultère / famille /


 

Posté le 29/03/2023 à 17:21

2023/12 L’allègement des vernis, Paul Saint Bris. Philippe Rey, 01/2023. 347 p. 22 € *****

Aurélien est directeur du département des peintures du Louvre. La nouvelle présidente du musée lance un audit pour décider de la restauration éventuelle de la Joconde, dont les couches successives de vernis ont estompé les couleurs originelles du tableau. Le projet validé, Aurélien est chargé de trouver un restaurateur assez expérimenté et audacieux pour s'attaquer au chef d'œuvre de Vinci. Il épluche les devis, consulte des experts, et finit par dénicher la perle rare, en la présence d’un maître italien qui se rend à Paris et entame le travail, sous l’œil des spécialistes et des caméras du monde entier…

Pendant ce temps, Homero, un agent d’entretien, assure l’entretien de la salle des Caryatides, aux commandes de son autolaveuse. Au son des Quatre saisons de Vivaldi, il passe entre les statues qu’il frôle du bout des doigts, en une chorégraphie savante et dangereuse qui lui vaudra d’attirer l’attention d’Hélène, la responsable de la statuaire antique. Avec la fin du contrat qui lie le Louvre à la Coprotec qui l’embauche, Homero est affecté par Hélène à l’entretien de la Grande Galerie des peintures, où est exposée la Joconde. S’il regrette son autolaveuse, l’homme tombe amoureux du tableau, qu’il contemple à l’envi pendant ses nuits de travail, jusqu’à ce que le projet de restauration l’en prive. Ce personnage est loin d’être anecdotique, et va même jouer un rôle crucial dans le dénouement du récit. Il a même une autre fonction, celle d’être en quelque sorte le miroir inversé d’Aurélien, contemplatif lui aussi, et sensible à la beauté des œuvres malgré son manque de culture ; alors que le couple d’Aurélien se délite, Homero connait une aventure charnelle au sein du musée. A travers le destin de ces deux personnages bien campés, trois si l’on ajoute l’Italien Gaetano, c’est aussi celle d’un tableau restauré à plusieurs reprises au fil des siècles, dont on se demande si en retirer des couches de vernis ce n’est pas ôter de la valeur à l’œuvre, dont l’auteur comptait peut-être que le portrait de Mona Lisa se patine avec le temps ? Le roman prend ainsi une dimension didactique sans pour autant jamais perdre de son intérêt narratif, et aborde par ailleurs la question de la rentabilité des musées et de la politique marketing pour en assurer une fréquentation suffisante. La restauration du tableau le plus célèbre du monde est-elle motivée par de réelles préoccupations artistiques ou par une réalité bien plus mercantile ? On trouvera dans l’ultime rebondissement, peut-être, un élément de réponse, comme un pied de nez aux analyses et commentaires des spécialistes de l’art. Un régal.

 

Catégorie : Littérature française

peinture / Vinci / Italie / Renaissance / restauration / art / musée /


 

Posté le 29/03/2023 à 17:18

2023/10 Au revers de la nuit, Cécile Balavoine. Mercure de France, 12/2022. 261 p. 21 € ****

Etats-Unis, fin 1996. La narratrice, enseignante de français dans le Minnesota, rencontre un jeune homme dans un train. Il s'appelle Sasha, il est vêtu avec une élégance surannée et ambitionne d'ouvrir un café à New York. Lorsque Cécile se rend dans la capitale, les deux jeunes gens se revoient et nouent une relation. Ils profitent de la vie new-yorkaise bouillonnante, avant que Cécile ne rentre en France et le perde de vue. Vingt ans plus tard, elle apprend que Sasha est devenu un célèbre bar tender, réputé pour respecter strictement les recettes originales du temps de la Prohibition. Un roman autobiographique qui rend hommage à un amour de jeunesse.

Après s’être livrée dans son précédent roman consacré à sa relation ambiguë avec le professeur et critique littéraire Serge Doubrovsky, Cécile Balavoine continue d’exploiter la veine de l’autofiction pour mettre en scène ce jeune homme particulier, un peu démodé, qui a confessé son amour pour elle sans qu’elle n’y réponde. A l’heure où elle aime de façon un peu vaine un chef d’orchestre marié qu’elle ne voit que deux fois l’an, et qui certes l’aime en retour mais ne quittera jamais son épouse, elle comprend qu’elle est passée à côté de Sasha et de ses sentiments. Un peu tard mais tant pis, elle rend hommage à ce personnage décalé, dandy et gentleman, bien connu des nuits new-yorkaises où il œuvrait dans des bars cachés, en même temps qu’elle célèbre la « ville qui ne dort jamais », et l’art de réaliser des cocktails – qu’on appelle désormais mixologie, un terme que Sacha n’aimait pas. Revenir là, plus de vingt ans après, retrouver ceux qui l’ont fréquenté, c’est côtoyer la nostalgie, constater que sa jeunesse s’est enfuie. Ce troisième roman inspiré par la propre vie de l’auteur est sans doute plus mélancolique, avec le regret de ce qui aurait pu être, et le deuil de la jeunesse.

 

Catégorie : Littérature française

Etats-Unis / New York / bar / vie nocturne / nostalgie / deuil / solitude /

Posté le 15/03/2023 à 17:37

2023/9 L’indélicatesse, Erik Martiny. Le Passage, 01/2023. 247 p. 19 € ***

Xavier Bovary est dermatologue. Praticien sans histoire, un peu terne, il vit sous la coupe de son épouse Anastasia, plus jeune que lui et très belle, se dévouant à son métier et à ses enfants. Le jour de ses 50 ans, il reçoit des mains du notaire un pli scellé, qui vient de son grand-père décédé vingt ans plus tôt. Dans le paquet, un vieux pistolet chargé, sans aucun document d'accompagnement. L'objet le propulse dans le passé, fait remonter les souvenirs de cet aïeul qu'il aimait beaucoup, et l'amène à reconsidérer toute sa vie, en particulier sa relation avec son épouse, devenue de plus en plus distante au fil des années.

Dans les remerciements, l’auteur rend hommage à ses grands-parents qui ne lui ont, écrit-il, jamais offert de cadeau empoisonné. C’est effectivement ce que Xavier a hérité de son grand-père : une arme, ancienne certes, mais toujours fonctionnelle, chargée de 5 balles. Où est passée la sixième cartouche ? A-t-elle été utilisée, et à quelles fins ? La question ne va pas tarauder longtemps notre dermatologue, qui va convoquer le ban et l’arrière-ban de ses ancêtres, dont le propriétaire du flingue, électricien de son état, son épouse entièrement vouée à la tenue de la maison et sous le joug d’un mari irascible ; les arrière-grands-parents maternels, et cætera. Nous avons déjà passé le premier tiers du récit, dont le narrateur s’excuse envers ses lecteurs – ses enfants, comprend-t-on assez vite – de ses « détours dilatoires ». On acquiesce : allez Xavier, au fait. Mais non, le carton des grands-parents recèle encore de nombreux souvenirs que Xavier n’en finit pas d’égrener. Nous voici rendus à la moitié, le revolver est baptisé du prénom du grand-père, et il est enfin question d’Anastasia, dont le mari est assez lucide que ce ne sont ni sa beauté ni son charisme qui ont décidé la belle jeune femme à l’épouser. Un constat qui va amener doucement notre praticien à commettre l’irréparable.

Malgré quelques pages assez drôles au début du récit sur quelques patients de Xavier Bovary, et une judicieuse exploitation de sa déformation professionnelle qui le fait analyser la personnalité de chacun en examinant son grain de peau, le récit traîne en longueur, la faute à ces « détours dilatoires » dont abuse le narrateur. Cependant, le personnage est bien campé, en faux gentil qui se révèle férocement vengeur et ne supporte pas l’indélicatesse.

 

Catégorie : Littérature française

couple / adultère / jalousie / vengeance / dermatologie / peau /


Posté le 15/03/2023 à 17:35

2023/8 Les années glorieuses tome 2 : le silence et la colère, Pierre Lemaître. Calmann Lévy, 01/2023. 579 p. 23,90 € *****

Paris, février 1952. François Pelletier, journaliste au Journal du soir, travaille sur l'affaire Mary Lampson, sans savoir que c'est son frère Jean le meurtrier. Lequel en a des sueurs froides, alors que son grand magasin doit bientôt ouvrir et que rien n'est prêt. Quant à leur sœur Hélène, elle est envoyée par le rédacteur en chef sur le front d'une bataille entre la compagnie d'électricité qui s'apprête à engloutir un village sous les eaux d'un barrage et les habitants. En parallèle, Louis Pelletier, le père, sponsorise à Beyrouth un boxeur outsider, et un inspecteur de police traque les responsables d'avortements clandestins, auxquels Hélène et Nine, la fiancée de François, vont être mêlées...

Conditions de travail des ouvriers déplorables, hygiène insuffisante, répression contre les avorteurs et les avortées, droits des femmes ignorés, les années glorieuses portent bien mal leur nom. Ce deuxième tome de la quadrilogie a des allures de roman social, notamment dans la création et l’ouverture de Dixie, sorte de Taty avant l’heure, qui fait un clin d’œil au Bonheur des Dames de Zola. Mais, parce qu’il est aussi question des histoires dans l’Histoire, sous la plume agile, parfois caustique de Pierre Lemaître, le roman fait la part belle aux aventures de la famille Pelletier, dans laquelle s’opposent notamment deux figures de femmes : celle de Jean, Geneviève, enceinte jusqu’au cou, virago insupportable et mère maltraitante, tyran domestique contre lequel son mari n’ose se rebeller – quitte à, parfois, forcer un peu le trait - ; celle d’Hélène, à la fois douce et indépendante, empathique et fière, qui suscite autant la sympathie que sa belle-sœur la répulsion ou le ridicule.

Et comme il n’est pas d’histoire sans drame, les aventures des Pelletiers se construisent sur les maux de l’existence. Il y a le silence pour les cacher : Nine qui entend mal et a tu ses secrets à François, les enfants dont on ne veut pas, les motivations de l’ingénieur Destouche chargé de faire évacuer le village. Et la colère : celle des ouvrières en grève, celle des habitants de Chevrigny qui refusent de voir détruit tout leur cadre de vie, incarnés par Petit Louis au visage lunaire, celle d’Hélène et de toutes les femmes qui devront encore attendre vingt ans avant de pouvoir enfin disposer de leur corps.

 

Catégorie : Littérature française

1950 / France / journalisme / droit des femmes / avortement / famille / roman social /


Posté le 15/03/2023 à 17:32

2023/4 Quand tu écouteras cette chanson, Lola Lafon. Stock, 08/2022 (Ma nuit au musée). 250 p. 19,50 € *****

Dans le cadre du dispositif "Ma nuit au musée" proposé par son éditeur, l'auteur décide de passer une nuit au musée de la maison d'Anne Franck à Amsterdam. Elle va donc rester dans l'annexe où la jeune fille a vécu avec toute sa famille pendant un peu plus de deux ans, avant d'être arrêtée et envoyée dans le camp de concentration de Bergen Belsen où elle mourra du typhus. Le roman s'intéresse au célèbre journal de la jeune fille, mais aussi au destin de cet écrit qui a été adapté en pièce de théâtre et en film. L'auteur s'interroge sur ce témoignage et sur les liens avec l'histoire de sa propre famille dont certains membres sont décédés à Auschwitz.

Lola Lafon raconte la genèse de ce projet, ses doutes, ses rencontres, puis fait part de ses réflexions au cours de cette nuit singulière où elle déambule dans l’Annexe et les bureaux de l’entreprise d’Otto Franck. Il ne reste rien dans l’appartement pillé par les nazis lors de l’arrestation de la famille, le 4 août 1944, à part des cartes et des affiches collées aux murs. Elle évoque ce que représente la figure d’Anne Franck, s’interroge sur l’écriture, diariste ou pas, raconte la façon dont son Journal a été accueilli, modifié – on a, apprend-on non sans un certain effarement, supprimé dans certaines parutions des passages politiquement incorrects, qu’il s’agisse de ses premiers émois sexuels ou de ses règles, ou de la dénonciation des exactions nazies -, on l’a adapté en une pièce de théâtre édulcorée, de peur de faire trop « dramatique ». A qui appartient Anne Franck ? écrit-elle au début d’un chapitre, tant le destin de la jeune fille, que son journal a permis de faire connaître, n’est plus seulement une jeune fille juive assassinée par les nazis, mais une source d’inspiration pour les artistes, les producteurs, et un objet d’étude pour les nombreuses recherches universitaires.

Au-delà du vibrant hommage rendu à Anne Franck et aux siens, Lola Lafon se questionne aussi sur ses propres origines, sa culture roumaine et juive, et raconte les membres de sa famille déportés.

Et puis, alors que la nuit s’achève et qu’elle parvient enfin à pénétrer dans la chambre d’Anne Franck, qu’elle a évitée jusqu’au dernier moment, elle narre l’histoire de ce lycéen vietnamien rencontré alors qu’elle était petite fille, scolarisé à Paris et rappelé par ses parents à Bucarest où son père était diplomate, avant d’être renvoyé avec sa famille au Cambodge en pleine guerre civile. En entrant dans la chambre de la jeune fille, elle prononce le nom du jeune homme qui lui avait écrit quelques lettres et qu’elle n’a jamais revu, sans nul doute victime de la violence des Khmers rouges. Cette histoire, qui vient achever un récit intimiste construit au fil des réflexions et de l’émoi de son auteur, est absolument bouleversante. Peut-être parce qu’il avait le même âge qu’Anne Franck, et que l’Histoire n’a pas retenu son nom.

 

Catégorie : Littérature française

seconde guerre mondiale / camp de concentration / nazisme / antisémitisme / témoignage / écrivain /

 

Posté le 15/03/2023 à 17:27

2022/98 Nous irons mieux demain, Tatiana de Rosnay. Robert Laffont, 09/2022. 351 p. 21,90 € ***

Jeune ingénieure du son, Candice Louradour est une mère célibataire sans histoire, ébranlée par le récent décès de son père. Un soir, elle assiste à un accident de circulation, et porte secours à la victime, une femme d'une cinquantaine d'années. Elle lui rend ensuite régulièrement visite à l'hôpital. Des liens se créent entre les deux femmes, au point où Dominique la charge de se rendre chez elle pour y récupérer quelques effets personnels. Candice intriguée par le caractère énigmatique et fascinant de Dominique, s’acquitte de sa mission, découvre des éléments étonnants, mais continue de fréquenter cette femme, au grand dam de sa mère et de sa sœur qui lui reprochent de se laisser influencer…

Drôle d’amitié que celle-là, dans laquelle Candice oscille entre admiration et répulsion. Dominique est-elle sincèrement gentille, et solitaire, ou une véritable manipulatrice ? Parce qu’il s’agit bien d’une forme d’emprise, ainsi que le dénonce la famille de Candice. Laquelle est trop perturbée par ses propres problèmes pour en avoir réellement conscience. Elle souffre de boulimie, elle est terriblement complexée, malheureuse dans sa relation sentimentale, et découvre que son père avait une double vie. Mais bienveillante, gentille, passionnée par son travail. N’en jetez plus. Certes, le récit est fluide, agréable à lire, d’autant qu’il fait la part belle à l’histoire de Zola et notamment de son polyamour pour sa femme et sa jeune maîtresse avec laquelle il aura deux enfants, mais les ficelles sont un peu grosses et le dénouement flirte avec le « feel godd book ».

 

Catégorie : Littérature française

Boulimie / polyamour / famille / amitié / manipulation /


Posté le 28/10/2022 à 17:47

2022/92 Débarquer, Hugo Boris. Grasset, 08/2022. 193 p. 19 € *****

Le 6 juin 1944, la 29ème Division débarque sur la Obama Beach, sous les balles allemandes. Parmi les soldats, Andrews, qui échappe de peu au massacre. 75 ans plus tard, Magali, guide touristique spécialisée dans le tourisme de mémoire, est chargée d'accueillir un groupe de visiteurs américains, dont le vieux vétéran. Une mission d'importance, mais dont elle essaie de se débarrasser. En effet, elle est en grande souffrance morale depuis que son mari a mystérieusement disparu lors d'un jogging neuf mois plus tôt, la laissant seule leurs deux enfants. Elle doit cependant faire son travail, et fait alors la connaissance d'Andrew, venu seul du Connecticut...

Après des airs de faux roman historique, avec une description très réaliste du D Day et les GIs tirés comme à la foire, le récit fait un bond temporel pour se focaliser sur Magali et son métier mal connu, l'accueil des hordes de touristes venus découvrir les plages du Débarquement et des rares vétérans dont l'âge avancé leur permet encore de venir en pèlerinage. La venue de l'un d'entre eux est un véritable événement, mais Magali tente vainement de refiler sa mission à un collègue, ayant bien d'autres chats à fouetter. Mais voilà que ce très vieil homme va la surprendre et la toucher, ses blessures anciennes faisant écho aux siennes. L'auteur semble nourrir une grande tendresse pour ses deux personnages, et nous offre là un récit attendrissant, à la mélancolie élégante, servi par une plume sobre et fluide. 

 

Catégorie : Littérature française

Première guerre mondiale / Normandie / débarquement / vétéran / guide touristique / deuil /


Posté le 28/10/2022 à 17:43

2022/96 Dessous les roses, Olivier Adam. Flammarion, 08/2022. 248 p. 21 € ****

Le père de Claire, Paul et Antoine vient de mourir. Ils retrouvent leur mère dans le pavillon familial pour les funérailles. C'est le moment de régler ses comptes, notamment pour Paul, cinéaste, qui a coupé les ponts avec sa famille. En effet, on lui reprochait de s'inspirer d’événements vécus pour et de détourner la réalité pour en faire un matériau exploitable dans ses films. Antoine nourrit de solides griefs contre son frère, l’accusant d’égoïsme et d’insensibilité. Claire, elle, est plus tolérante. Le frère et la sœur prennent la parole tour à tour pour relater ces trois jours de huis clos familial où chacun règle ses comptes, entre malentendus et tendresse.

A travers ce règlement de comptes fraternel, c’est aussi l’histoire de chacun qui se dessine. Celle d’Antoine, dont la compagne est enceinte, et qui ne sait pas s’il a envie de partager sa vie avec elle, et jaloux de son frère aîné ; celle de Claire, cadre infirmière dévouée à ses enfants, qui décide de quitter son mari, profondément éprise d’un autre homme, lui aussi marié : celle de Paul enfin, le cadet, le sensible, devenu dur dans un milieu de requins où la compétition fait rage et la pression est immense, qui a subi l’ire d’un père qui n’acceptait pas son homosexualité. Si ces trois-là sont réunis, c’est bien parce que le chef de famille n’est plus là. Dans l’ombre d’une mère assez transparente, ils échangent sur leurs conceptions de la vie, leurs visions de la société, et semblent même parfois trouver temporairement un terrain d’entente, en buvant un verre de vin ou en regardant les albums photo. A travers leurs échanges, c’est toute la question de l’éducation reçue, forcément différente selon la place qu’on a occupée dans la fratrie, celle des souvenirs réels ou fabriqués, et celle du déterminisme social que dénonce Paul dans ses films, se vantant d’être un « transfuge de classe » alors qu’il ne vient pas des banlieues qu’il met en scène et n’a pas vécu l’enfant maltraitée qu’il prétend.

En corollaire, d’autres personnages gravitent autour de la fratrie, l’aînée de Claire militante à la Greta Thunberg mais incapable de se mêler des tâches domestiques, ou Stéphane, le mari de Claire, cadre commercial incarnant la beaufitude absolue. Une tragicomédie en trois actes au dénouement un peu factice – le roman aurait pu s’arrêter juste avant, comme semblait l’indiquer « FIN ».

 

Catégorie : Littérature française

famille / fratrie / jalousie / égocentrisme / souvenirs / éducation /


Posté le 19/10/2022 à 17:28

2022/95 Partie italienne, Antoine Choplin. Buchet Chastel, 08/2022. 168 p. 16,50 € *****

Gaspar, un artiste conceptuel, est parti à Rome pour se ressourcer et pour préparer sa prochaine conférence sur un artiste. Muni de son échiquier, il s'installe à une terrasse de café à Campo de' Fiori , prêt à disputer des parties avec les passants amateurs de jeu d’échecs. C'est au cours de l'une d'elles qu’il fait la connaissance de Marya, une œnologue hongroise. Elle s’avère extrêmement douée, sans doute meilleure que lui. Elle finit par lui raconter l'histoire de son grand-père qui l'a initiée aux échecs, et la véritable raison pour laquelle elle est venue à Rome.

Gaspar et Marya se séduisent, d’abord en déplaçant des pièces, puis en déambulant dans le musée à ciel ouvert qu’est la capitale italienne. Bien sûr, il y a l’histoire tragique que raconte Marya, et ce pèlerinage qu’elle accomplit pour rendre hommage à Simon Papp, son grand-père, et au très vieux séminariste qu’elle est venue visiter ; il y a aussi celle de Giordano Bruno, brûlé vif par l’eglise Campo de’Fiori pour ses théories sur le système solaire. Mais c’est aussi le roman de la séduction, de ce couple qui se cherche, se frôle, se touche, se désire ; une relation dans une ville qu’aucun des deux n’habite, qui risque, c’est ce que craint Gaspar, de s’arrêter sitôt que chacun sera retourné chez lui. Antoine Choplin dit avec ô combien de délicatesse et de poésie cette puissance du désir qui submerge, cette peau que l’on touche, ces cheveux que l’on respire assis dans l’herbe face au temple d’Esculape ; cet amour naissant qui risque de s’achever sous la statue de Giordano Bruno, après la dernière partie d’échecs.

 

Catégorie : Littérature française

Rome / amour / histoire / échecs / art /


Posté le 19/10/2022 à 17:27

2022/94 Les enfants endormis, Anthony Passeron. Globe, 08/2022. 273 p. 20 € ****

Désiré, l'oncle du narrateur, est mort du sida il y a 40 ans. Héroïnomane, il a été contaminé après un échange de seringue. Mais la version officielle est une mort par embolie pulmonaire, donnée par la famille qui tenait plus que tout à sauvegarder les apparences et sa respectabilité dans cette petite ville de la région niçoise où elle tient commerce de boucherie. L’auteur n’a qu'un souvenir flou de Désiré, dont il retrouve les photos, mais décide d’entreprendre une enquête familiale. Pour rétablir la vérité, briser les tabous et, peut-être, faire disparaître les préjugés et la honte. En parallèle, il raconte l’histoire de ce virus que l’on a au début appelé le « cancer gay », l’impuissance de la médecine et les morts par milliers, jusqu’à la découverte des premières trithérapies.

Replongée dans les toutes jeunes années 80. Celles où tout semblait possible, où l’on pouvait jouir de la liberté que n’avaient pas eu nos parents, où on écoutait Madness, Pink Floyd ou Police. Celle aussi de « l’héro » qui circulait partout, y compris dans les campagnes, qui faisait qu’au matin on découvrait ces « enfants endormis » dans les toilettes des bars où ils étaient allés prendre leur dose. Il en a fallu du temps pour qu’on comprenne le mode de transmission de ce virus isolé, l’auteur le rappelle, par des chercheurs français opiniâtres comme Willy Rozenbaum, Luc Montagnier ou Françoise Barré-Sinoussi – j’en oublie – et qui ont su faire fi des préjugés de l’époque. En contrepoint à l’histoire de Désiré que reconstitue son neveu, on découvre tous les tâtonnements, les essais, les échecs de cette longue bataille contre le virus, ainsi que la concurrence féroce entre les équipes françaises et américaines. Au-delà que l’hommage rendu à ces scientifiques pour l’Histoire, et à Désiré pour ce qu’il a traversé, ce roman rappelle que si la médecine a fait d’énormes progrès et qu’être séropositif aujourd’hui n’empêche nullement d’avoir une espérance de vie tout à fait satisfaisante, le sida, s’il n’est pas traité, reste mortel.

 

Catégorie : Littérature française

sida / années 80 / drogue / famille / tabou / médecine / traitement /


Posté le 19/10/2022 à 17:25

2022/93 Le soldat désaccordé, Gilles Marchand. Aux Forges de Vulcain, 08/2022. 204 p. 18 € ****

Un ancien combattant de la Grande Guerre amputé d'une main se consacre, lors de son retour à la vie civile, à la recherche des soldats disparus sur le front, à la demande des familles. Il part sur les traces du soldat Joplain, missionné par sa mère. Son enquête, à laquelle il va consacrer années, lui fait découvrir l’existence d’une jeune fille dont Joplain, poète et romantique, était très épris, ainsi qu’un personnage que les poilus surnommaient « la fille de la lune » et qui les réconfortait sur la ligne de front, échappant comme par magie aux balles allemandes… Une quête qui va emmener le narrateur loin, bien loin de l’ambiance morose de l’époque et de la deuxième guerre qui se profile…

Que n’a-t-on écrit de cette « Grande Guerre », des conditions atroces dans lesquelles se battaient les poilus, des tentatives de désertion, de cette immense boucherie ? Le roman ne fait pas l’impasse sur cette réalité-là, mais s’attache à un autre pan de l’histoire de l’après-guerre. Celui des milliers de morts non identifiés, et des familles qui n’ont pas pu faire leur deuil faute de corps reconnu. Voilà le métier qu’exerce le narrateur, retrouver les disparus. Des enquêtes de longue haleine, de véritables jeux de piste et un travail de fourmi consistant à accumuler des miettes d’informations, à rencontrer différents acteurs des atrocités militaires qui vont lui raconter de multiples anecdotes. Il pourrait se décourager ; il persévère. C’est sans doute que la découverte de la relation entre Lucie, la jeune Alsacienne devenue aide-infirmière sur le front, et son fiancé, promu traducteur parce qu’il maîtrise quelques phrases d’allemand, l’a renvoyé à son propre passé et lui a permis d’en faire le deuil. Une histoire d’amour qui fait fi des balles perdues et des scharpnels, des gaz et des tirs de mortier, et qui s’achève un peu facilement à mon goût par une pirouette narrative dans le « son déchiré d’un accordéon rance ».

 

Catégorie : Littérature française

première guerre mondiale / poilu / amour / recherche / disparu /


Posté le 19/10/2022 à 17:23

2022/82 Chef, Gautier Battistella. Grasset, 03/2022. 328 p. 22 € ****

Paul Renoir, chef triplement étoilé du restaurant gastronomique "Les promesses" à Annecy, reçoit la consécration suprême : il est élu meilleur cuisinier du monde. Une équipe de Netflix a filmé une longue interview du chef et s'apprête à faire un reportage sur sa brigade. Alors que toute l'équipe l'attend, Renoir n'arrive pas. Et pour cause : il vient de mettre fin à ses jours dans sa chambre avec son fusil de chasse. Le roman alterne entre deux récits : d'un côté, le parcours de Renoir, ses débuts auprès de sa grand-mère, ses classes auprès de Paul Bocuse, son succès progressif prix d'une exigence et d'un stress constants, au sein d'une compétition féroce où s'affrontent les égos démesurés ; en contrepoint, c'est le devenir du restaurant dont il est question, alors que l'entreprise était au bord de la faillite, et l'avenir de l'équipe, de son second, de sa cheffe pâtissière japonaise, et de sa femme.

Gautier Battistella nous entraîne dans un monde de la haute cuisine tout à fait plausible. C'est que, journaliste gastronomique au guide Michelin, il connait son affaire et les travers de cet univers où les élégances des dressages et l'harmonie des accords mets-vins cachent une réalité parfois bien peu reluisante. Brimades des apprentis, querelles au sein des brigades, ambition, jalousie, égocentrisme, conditions de travail insupportables, harcèlement, épuisement, collusion pour faire tomber un rival, sans parler de la pression médiatique et financière que subissent les chefs étoilés. C'est justement l'événement déclencheur de ce récit, avec le suicide de ce chef qui rappelle, de façon transparente, celui de Bernard Loiseau en 2003, ou celui de Benoît Violier, chef suisse, en 2016, ou enfin, plus récemment, celui du chef mosellan Marcel Keff.

A l'heure où l'on parle de texture et d'umami, d'une cuisine réinventée et écoresponsable, du respect du produit, de sans gluten ou sans lactose ou de produit d'origine animale ; à l'heure où un œuf mollet ne se sert que revisité et un millefeuille forcément déstructuré, la cuisine est devenue un jeu où tous les coups sont permis. Le menu gastronomique n'a plus la même saveur... Et si on allait au bistro manger un bourguignon et une île flottante ?

 

Catégorie : Littérature française

gastronomie / chef / cuisine / compétition / trahison /


Posté le 19/10/2022 à 17:14

2022/70 Samouraï, Fabrice Caro. Gallimard/Sygne, 05/2022. 220 p. 18 € ****

         Mauvaise période pour Alan. Son premier roman a été un échec commercial, sa compagne vient de le quitter en lui conseillant d’écrire un « roman sérieux » et son meilleur ami s’est suicidé. Ses voisins partent en vacances et lui demandent de s’occuper de la piscine. Quelle meilleure opportunité pour Alan qui se promet de consacrer ses journées à entrer dans ce projet de « roman sérieux » et d’écrire à l’ombre de la terrasse dix mille signes par jour.

         Il semble avoir trouvé un sujet. Son prochain opus s’appellera Sol y sangre et racontera le périple de ses grands-parents espagnols venus trouver asile en France pour fuir le régime franquiste. Et puis non, une joggeuse des alentours disparaît, il décide d’ne faire le sujet de son œuvre à venir. De tergiversations en atermoiements, Alan n’avance pas, se remémore des moments de sa relation avec Lisa, s’invente des interviews avec Claire Chazal ou François Busnel, tandis que l’eau de la piscine blanchit puis verdit, et accueille de curieux insectes. Comme à son habitude, Fabrice Caro truffe son récit de scènes hilarantes – la première rencontre avec les parents de Lisa, la description du spectacle de bûto sont à mourir de rire – mais au final, la grande question de son récit est bien le manque d’inspiration et la tendance à la procrastination qui saisit l’écrivain. Rien de drôle là-dedans, mais Alan l’écrivain un peu raté a la suprême élégance de continuer à y croire – un peu – et de manier l’auto dérision avec un panache certain.

 

Catégorie : Littérature française

écriture / inspiration / procrastination / humour /


Posté le 19/10/2022 à 17:05

2022/68 Le bal des cendres, Gilles Paris. Plon, 04/2022. 289 p. 19 € ****

         Sur l’île de Stomboli existe un hôtel tenu par Guillaume, un Français quarantenaire père de Giulia, 15 ans. L’adolescente porte le nom de sa mère, morte en la mettant au monde. Elle donne un coup de main à l’hôtel et se lie avec quelques-uns des clients, notamment Abigale, qui attend Eytan, son amant qu’elle retrouve épisodiquement lors de ses séjours. Se croisent aussi Lior, qui va consoler Thomas de la perte de son grand amour Emilio, dont on n’a jamais retrouvé le corps disparu au large de l’île, la comtesse Elena, nostalgique d’un passé révolu, Ethel et son frère Ezéchiel enfin retrouvés, Tom qui vit avec un fantôme qu’il a surnommé Gris, Sevda, épouse d’Anton, un médecin russe infidèle.

         On pourrait vite se perdre dans ce roman choral, à passer ainsi d’un personnage à l’autre, mais au fil du récit les propos de chacun se resserrent. Le volcan se réveille, l’expédition à laquelle participent de nombreux clients se transforme en cauchemar. Le tempo s’accélère, et le destin des uns se retrouve inextricablement lié à celui des autres. Ce récit est bien construit, joliment écrit, et fait la part belle aux amours et au désir, notamment celui de Lior pour Thomas, qui à vingt-cinq ans fait l’amour pour la première fois.

 

Catégorie : Littérature française

Sicile / île / amours / hôtel / destin /


Posté le 19/10/2022 à 16:49

2022/65 Jour bleu, Aurélia Ringard. Frison Roche, 06/2021. 190 p. *****

         Attendre. Attendre quelqu’un sur un quai de gare. Occuper l’attente à des riens, observer les de passagers en transit, faire remonter des souvenirs… Quoi de plus banal ? Ce thème éculé est cependant traité dans Jour bleu avec une sensibilité et une originalité – à commencer par les circonstances qui ont mené Chloé à attendre au Train bleu garde de Lyon un passager qu’elle connait à peine. Petit-à-petit, elle nous dévoile sa rencontre avec ce photographe trois mois plus tôt, et cette promesse de se retrouver le 19 septembre à 13h17, sans savoir avec certitude si chacun sera au rendez-vous.

         Elle en a tant pris, des trains, pour passer d’une maison à l’autre avec son frère. Enfants de parents divorcés, enfants en transit dans des voyages hebdomadaires où elle sortait ses carnets pour faire ses devoirs. Histoire de passer le temps, et de ne pas avoir trop mal. Mais c’est fois, ce n’est pas elle qui voyage. Elle attend. Le temps s’étire, entre souvenirs d’enfance et interrogations sur ce pari des retrouvailles. Viendra-t-il, cet homme dont elle sait si peu de choses ? Viendra-t-il, celui qu’elle espère, celui qu’elle imagine, une main qui prendrait la sienne, un long baiser dans le creux de sa nuque. Les minutes s’égrènent, l’émotion monte doucement, et le désir aussi, retrouvé, impérieux. « Le désir est toujours tapi quelque part, prêt à bondir. Quand il surgit, nous voilà de nouveau frais et brillants, lavés de tout ce qui a pu nous abîmer, nous amoindrir, aptes à accueillir avec avidité le chapitre qui se présente. C'est étonnant, cette capacité à se renouveler. A faire table rase. » Aurélia Ringard a su, avec délicatesse, d’une plume précise et belle, nous prendre par la main et nous emmener avec Chloé, le souffle suspendu, après trois heures d’attente, jusqu’au quai numéro 7 où le train entre en gare. Une nouvelle histoire commence.

Un roman remarquable, qui mériterait largement d’être davantage présent sur les étals des libraires.

 

Roman lu dans le cadre des « 68 premières fois ».

 

Catégorie : Littérature française

attente / gare / train / coup de foudre /


Posté le 27/07/2022 à 12:09

2022/64 La fille que ma mère imaginait, Isabelle Boissard. Les Avrils, 05/2021. 217 p. ***

         Isabelle suit son mari dans ses mutations à l'étranger, avec leurs deux filles. Après l'Italie et la Suède, cette fois la famille part pour Taiwan. Femme de, oisive, elle ne déborde pas vraiment d'enthousiasme pour organiser un énième déménagement et recréer des liens sociaux avec les autres expatriés. Les épouses notamment, celles qui occupent leurs journées sans grands projets et inscrivent leurs enfants dans des lycées français. Isabelle n'est pas tout à sa place dans ce monde-là. Le coma de sa mère la contraint à revenir en France, où elle va profiter de l'occasion pour participer à la rencontre des membres d'un atelier d'écriture auquel elle s'est inscrite.

         Au chevet de sa mère inconsciente, Isabelle se rappelle son enfance avec ses deux frères, la mort de son père à 37 ans, sa mère courage qui a élevé seule ses enfants ; elle est davantage bouleversée qu'elle ne s'y attendait et veille chaque jour à l'hôpital, où elle sympathise avec le kiné qu'elle surnomme Kiki Baloo, où elle tente d'apprivoiser un agité du bocal qu'elle appelle Au hasard Balthazar. Sa manie des surnoms – dont elle a affublé non sans cruauté quelques-uns de ses homologues de Taïwan (Blandine de la Chatte, Blanche Pubis ou Ludivine de la Prostate) concourt à donner à ce récit introspectif une tonalité drôle qui vient tempérer la gravité des questionnements de la narratrice qui manie l'autodérision sans concession. Parce que sous l'apparente légèreté se tisse l'histoire d'une presque cinquantenaire qui s'interroge sur ses choix de vie, sur ce qui la lie encore ou non à son mari et à ses filles, sur ses origines modestes qui détonnent dans le milieu que le salaire de son mari lui a ouvert. Est-elle encore heureuse ? Elle imagine les grandes mains de Kiki Baloo, elle  s'imagine tomber en amour avec Gaspard, l'animateur de l'atelier d'écriture – un fantasme qui va tourner court et lui fera écrire que "le meilleur moment, c'est toujours avant". La plume est alerte, l'humour féroce, mais il manque au récit un je ne sais quoi qui aurait permis à Isabelle de toucher autrement son lecteur qu'en le faisant sourire de ses saillies corrosives. 

 

Roman lu dans le cadre des 68 premières fois

 

Catégorie : Littérature française

étranger / couple / expatrié / famille /


Posté le 27/07/2022 à 12:06

2022/63 Furies, Julie Ruocco. Actes Sud, 06/2021. 283 p. ****

         Bérénice, archéologue, est employée par "Tonton" pour récupérer et vendre des œuvres d'art glanées sur des sites archéologiques. Au cours d'une de ses expéditions à la frontière turco syrienne, elle découvre la guerre syrienne et prend en charge une petite fille que lui confie sa mère, réfugiée dans un camp. La petite est muette, traumatisée, et Bérénice se sait que faire de cette enfant qu'elle ne peut abandonner. Les voici en Turquie, sur la trace d'un ancien pompier syrien qui pourrait leur fournir de faux papiers pour rentrer en Europe. Bérénice fait ainsi la connaissance d'Asim, que la guerre et la douleur de la perte de sa sœur ont conduit ici, et qui ressuscite la mémoire des morts en donnant leurs noms aux opposants au régime d'El Assad.

         Plongée au cœur d'une guerre dont les Occidentaux que nous sommes ignorent tout, ou presque. Julie Ruocco nous raconte les attentats, les bombardements, les camps de réfugiés, l'opposition muselée, les femmes sous le joug d'une conception médiévale ; à travers le combat de Taym, la sœur d'Asim, sont dénoncés la barbarie et les exactions du régime djihadiste, les exécutions et les tortures que la jeune femme consigne sur une clé USB que va découvrir Bérénice. Pour elle, c'est une prise de conscience progressive de la réalité qui l'entoure, et d'une nouvelle mission qu'elle va devoir remplir : "Eclairer les contours du monstre, délimiter son empire mouvant pour le priver de l'ombre qui le nourrit", comme l'a écrit Taym au-dessus des retranscriptions d'entretiens figurant sur la clé. Devenir une Furie à son tour, et sans repos poursuivre les criminels et défendre les siens. Face à elle, Asim, qui a fouillé des charniers, s'efforce de garder intact le souvenir des morts étouffés dans les ruines pour les donner à ceux qui fuient. Cette transmission qu'il fait, cet hommage qu'il rend, jusqu'au dernier nom, le plus précieux, qu'il va donner à la petite fille, sont à mon sens la partie la plus touchante de ce récit dont la plume très travaillée met cependant le lecteur un peu à distance.   

        

Roman lu dans le cadre des 68 premières fois

 

Catégorie : Littérature française

Syrie / guerre / deuil / résilience /


Posté le 27/07/2022 à 12:03

2022/61 Les nuits bleues, Anne-Fleur Multon. L'Observatoire, 01/2022. 204 p. ****

         Deux filles se rencontrent un soir de Noël et échangent ensuite par SMS. Arrive le printemps empêché de 2020. Les échanges se multiplient, l'attirance réciproque devient évidente, au point de rendre cet amour naissant à distance insupportable. La narratrice, dûment équipée de six attestations différentes, traverse un Paris déserté pour aller retrouver l'élue de son cœur, chez laquelle elle va s'installer. Pari risqué mais pari réussi, l'amour en présentiel est à la hauteur des attentes des deux partenaires.

         C'est un récit d'amour, qui fait la part belle au désir, à l'érotisme, à la tendresse. Un récit du quotidien aussi, qui n'omet pas les listes de courses ou les textos bourrés d'émoticônes. Son point fort, c'est donner à cette histoire entre deux femmes une portée universelle ; ailleurs, les urgences sont débordées et l'on meurt loin de ses proches, mais dans cet appartement de la rue Rampal on s'aime et on vit. Son point faible, c'est une narration qui ne repose que sur ça justement, cet amour né à distance et que la vie ne parvient pas à mettre à terre,  dont la forme originale pourra plaire ou agacer.

 

Roman lu dans le cadre des "68 premières fois".

 

Catégorie : Littérature française

amour / confinement / érotisme /


Posté le 27/07/2022 à 11:59

2022/60 Une nuit après nous, Delphine Arbo Pariente. Gallimard, 06/2021.247 p. 19 € ****

         "Je m'appelle Mona, j'ai quarante-six ans, je suis en couple avec Paul depuis douze ans, j'ai trois enfants dont deux d'un précédent mariage, et il y a quelques mois j'ai rencontré Vincent." Voilà l'incipit – ou presque – de ce roman qui traite de l'adultère. Encore, pourrait-on penser à la lecture des premières pages du roman, sauf que ce thème éculé est mis en lien avec la relation de Mona avec son père, que l'on va découvrir au fil de ses conversations avec Vincent. Lui, c'est son prof de yoga, marié et heureux en couple, qui vient depuis l'Ardèche trois jours par semaine à Paris donner ses cours. Mais ce qui attire Mona, et ce qui délie sa langue et lui permet de dire ce qu'elle a toujours tu, c'est cette enfance cabossée qu'ils partagent. C'est d'abord Vincent qui s'épanche, raconte la mort du père et l'abandon de ses rêves de compositeur. Alors, Mona peut se libérer, poser "ce fardeau, cette fiction [d'elle-même qu'elle] traîne comme un vieux chiffon d'enfance". Elle dit ce père dont le souvenir la hante encore, qui "surgit comme un platane", dont elle sent encore l'odeur de tabac froid. Un père que la pauvreté a conduit à utiliser sa fille pour voler dans les supermarchés, à aller dans des restaurants pour se faire établir de fausses notes de frais. Mona s'est appliquée, que n'aurait-elle pas fait pour obtenir un peu d'amour de ce père maltraitant et abusif ? Jusqu'à ce matin de la naissance de son petit frère, qui vient faire basculer le lien dans l'horreur.

         Malgré quelques maladresses dans un style volontairement très imagé – le "cœur braqué comme un distributeur de billets" m'a laissée pantoise -, ce récit fait mouche. Parce qu'il a quelque chose de lumineux, à travers l'attirance et le partage de ces deux êtres qui ne veulent ni ne peuvent bouleverser la vie qu'ils ont construite, mais dont la rencontre a permis de panser les blessures. 

 

Roman lu dans le cadre des "68 premières fois"

 

Catégorie : Littérature française

couple / adultère / traumatisme / deuil /


Posté le 24/06/2022 à 11:33

2022/59 Saint Jacques, Bénédicte Belpois. Gallimard, 03/2021. 160 p. 14 € *****

         La mère de Paloma vient de mourir, lui laissant en héritage une vieille maison au fin fond des Cévennes. Qu'en faire, se demande Paloma qui n'a de douceur que pour sa fille Pimpon et a souffert du désamour profond de celle qu'elle n'a jamais pu appeler autrement que par son prénom, Camille. L'héritage s'accompagne d'un cahier que Paloma va lire quand elle arrive au village. Elle découvre une ancienne magnanerie délabrée, mais une vue superbe sur les montagnes. Contre toute attente, elle décide de s'y installer et de la retaper tout en exerçant comme infirmière libérale. Un an plus tard, un couvreur vient établir un devis : c'est Jacques, à qui très vite Pimpon donne du "saint". Et voilà que Paloma sent son corps s'échapper.

         Après Suiza, Bénédicte Delpois s'attache à une femme mûre, indépendante, que la vie n'a pas épargnée, et qui vit, au milieu des Cévennes, un deuxième printemps. On y retrouve, comme dans son premier roman, la langue précise, affûtée et vive, l'humour, notamment à travers les piques de Pimpon, et les personnages parfaitement campés, pour lesquels on ne peut qu'éprouver de la tendresse. Enfant mal aimée, maternité précoce, accident, le danger était grand de sombrer dans le pathos mais sous son apparente simplicité ce récit se joue des pièges romanesques et se clôt sur un dénouement parfaitement raccord.

 

Roman lu dans le cadre des "68 premières fois"

 

Catégorie : Littérature française

montagne / famille / maternité / deuil /


Posté le 24/06/2022 à 11:32

2022/55 Le livre de Neige, Olivier Liron. Gallimard, 12/2021. 227 p. 19 € ****

L'auteur rend hommage à sa mère, Maria Nieves, dite Neige. Fuyant le régime de Franco, les parents de Neige arrivent en France à la fin des années 30 et s'installent dans un bidonville à la Plaine-Saint-Denis, au milieu d'immigrés de nationalités diverses. Maria est scolarisée et s'avère être une excellente élève, mais elle subit une forte discrimination à cause de ses origines espagnoles. Elle fait preuve cependant d'une grande volonté, aidée par ses nombreuses lectures. Passionnée par les mathématiques, elle va parvenir à poursuivre ses études. Elle va rencontrer Gabriel, amoureux des fractales, et l'épouser. Le 27 mars 19987 naît Olivier.

Fin de la première partie et du récit des origines. Place ensuite à la relation mère-fils, et à cet amour profond que l'enfant voue à sa mère. Une mère qui ne devait pas être toujours facile à vivre, investie dans son métier d'enseignante et son engagement écologique, éternelle révoltée, farouche indépendante. Olivier Liron fait le portrait d'une femme et d'une mère, et raconte aussi ses origines espagnoles à travers le personnage de sa grand-mère Carmen. Il y a dans ce récit très personnel et pourtant pudique une très grande tendresse à laquelle on est forcément sensible.

 

Catégorie : Littérature française

Espagne / migrants / misère / lecture / mère / famille / 


Posté le 06/06/2022 à 18:48

2022/52 Aulus, Zoé Cosson. Gallimard, 09/2021 (L'Arbalète). 107 p. ****

         La narratrice a huit ans quand elle arrive pour la première fois dans ce petit village des Pyrénées. Et puis elle en repart, quelques années après. Entre temps, elle a découvert le village et ses habitants, elle a parcouru les sentes et gravi des pentes, elle a vu passer l'hiver, fondre la neige et refleurir les jonquilles. Elle raconte, par petites touches, ce qu'elle apprend d'Aulus : sa splendeur passée d'ancienne station thermale et le Grand Hôtel de Paris acheté par son père, mangé par la pourriture et où il entasse une invraisemblable collection d'objets disparates ; ses habitants dont elle fait le portrait : Marie l'épicière revêche, Nicole et ses chevaux, les manies de Perce-neige, Pierre le chanteur, les deux Paul, René l'artiste de la nature ; ses montagnes qui enserrent le village et le maintiennent l'hiver dans une pénombre quasi permanente. Petit-à-petit Aulus se dessine et s'affirme, avec un peu d'humour, un peu de gravité, se crée une place dans l'imaginaire du lecteur. En contrepoint, la description de photos de l'époque des bains vient ancrer le village dans son histoire. Des raisons pour lesquelles la narratrice et son père finissent par quitter le village, on n'en saura rien ou presque. Mais quand le camion s'éloigne, reste la trace tangible de ce séjour en montagne, comme une photo que l'on glissera dans les pages d'un livre, en fidèle marque-page de ses prochaines lectures.

 

Lu dans le cadre des "68 premières fois".

 

Catégorie : Littérature française

montagne / village / peinture / père /


Posté le 06/06/2022 à 11:46

2022/51 Le parfum des cendres, Marie Mangez. Finitude, 2021. 237 p. 18,50 € ****

         Alice rédige une thèse consacrée aux thanatopracteurs. Elle observe le travail des professionnels, les interroge sur leur pratique, ignorant encore où la mènera son travail. Cette fois, elle accompagne Sylvain Bragonard, qui la désarçonne par son caractère taiseux et ronchon. Elle ne se laisse cependant pas intimider, et s'étonne de sa capacité à dépeindre le caractère des défunts grâce aux odeurs subtile qu'il perçoit quand il leur prodigue les derniers soins.

         Il a beau avoir un nez, il n'est décidément pas d'un abord facile, Sylvain, et il n'y a bien que lorsqu'il décrit les parfums qu'il devient un peu loquace. Alice a deviné, et nous aussi, que l'homme cache derrière sa rudesse un traumatisme qu'il soigne à coups de vinaigre qu'il boit par verres entiers et par une hygiène maniaque. Alice, elle, ne connait rien aux odeurs, mais elle adore la musique. Dans le genre éclectique, qui ne craint pas de passer de Janis Joplin à Aznavour, de Cloclo à Léonard Cohen, elle se pose et s'impose, quitte à malmener cet homme renfermé qui va bien finir par s'ouvrir. Ce roman, qui traite d'un sujet original et peu exploré, à part dans la série Six Feet Under, fait la part belle aux parfums dont l'auteur semble avoir une solide connaissance. C'est le plus d'un roman auquel je reprocherai cependant des parties psychologiques un peu trop explicatives, qui brident l'imagination du lecteur.

 

Lu dans le cadre des "68 premières fois".

 

Catégorie : Littérature française

mort / deuil / parfum / odorat /


Posté le 06/06/2022 à 11:45

2022/48 Kasso, Jacky Schwartzmann. Le Seuil, 02/2021. 214 p. 18 € ****

Jacky Toudic rentre dans sa région d'origine, en Franche-Comté, pour s'occuper de sa mère atteinte d'Alzheimer, dont il va falloir payer la pension en EHPAD. L'occasion aussi pour lui de se mettre un peu au vert. En effet Jacky exerce un métier bien particulier : il est le sosie parfait de Mathieu Kassovitz, et il profite de sa ressemblance pour monter des arnaques qui lui ont fourni un joli pécule qu'il a placé sur des comptes au Luxembourg. … Jacky retrouve ses anciens potes et rencontre Zoé, une jeune avocate qui va le convaincre de monter une gigantesque escroquerie…

Les copains de Jacky le convient à leurs apéro-morgue où officie Le Parrain, légiste de son état, qui conserve des grands crus dans un tiroir mortuaire réglé à la température idéale de 12 degrés ; y participent également Yann, qui fait la statue de la liberté sur son skate dans les rues et ne retire jamais son costume, et Elder, nouvelle recrue, mystique corse et complotiste jusqu'à l'os. Tout le monde se retrouve pour boire dans des gobelets en plastique en trinquant à la santé du dernier client du légiste, un acteur de porno décédé d'une crise cardiaque. Pendant ce temps, la mère, ancienne agrégée de philo, reste persuadée que Nagui est son fils et prend Jacky pour son médecin à qui elle demande de lui prescrire du cannabis. Lui, il peaufine son arnaque à La Haine 2. Un récit désopilant, qui pique et tape sur tous les milieux sociaux, des bobos au quidam de Besac, truffé de scènes loufoques et de personnages qu'un grand sens moral n'étouffe guère, mais aussi, derrière l'humour, un œil acéré sur la société contemporaine, l'inhumanité des EPHAD et les probables souvenirs d'un auteur qui a donné son propre prénom à son protagoniste. C'est méchant, irrévérencieux et drôle à souhait.

 

Catégorie : Littérature française

Besançon / arnaque / cinéma / amitié /


Posté le 06/06/2022 à 11:42

2022/47 La décision, Karine Tuil. Gallimard, 01/2022. 296 p. 20 € ****

Palais de justice, mai 2016. Alma Revel est juge antiterroriste. Elle doit se prononcer sur le jugement d'un homme de retour de Syrie, suspecté de terrorisme d'islamisme radical. La tâche est d'autant plus compliquée que, mariée, elle a pour amant l'avocat qui représente le prévenu. Elle est en plein dilemme professionnel et personnel...

Alma doit décider : condamner Abdeljalil Kacem à la réclusion préventive, au risque de réduire à néant sa vie, ou avoir foi dans son repentir ? Finir par divorcer, et s'investir dans sa nouvelle relation, ou y renoncer par déontologie ? Décider, c'est choisir, trancher, donc écarter l'une des deux solutions. Sans que jamais on ne soit sûr d'avoir fait le bon choix. C'est le fil conducteur de ce roman dont le titre, au singulier, pointe exactement la problématique. Choisir, c'est prendre des risques. Avec des conséquences qu'on est incapable de mesurer sur le moment. Alma nous emmène dans ses doutes et ses interrogations face au discours du supposé djihadiste, et nous fait découvrir le quotidien d'un juge antiterroriste, les pressions, la surveillance policière, le poids des responsabilités, le délicat équilibre à trouver entre méfiance et empathie face au prévenu. Un hommage assumé à ces agents de la justice et un roman ancré dans le réel, passionnant malgré un rebondissement final un peu attendu.

 

Catégorie : Littérature française

justice / terrorisme / famille / couple /


Posté le 06/06/2022 à 11:40

2022/44 Les silences d'Ogliano, Elena Piacentini. Actes Sud, 01/2022. 204 p. 19,50 € *****

Un petit village, quelque part en Corse. Alors qu'on vient tout juste d'enterrer le vieux Lenzani que tout le monde détestait, le baron Delezio a organisé une grande fête en l'honneur de Raffaele, l'héritier de la famille, pour célébrer la fin de ses études secondaires. Toute la population est réunie pour l’occasion, dont Libero Solimane, amoureux de la jeune femme du baron, et camarade de Raffaele. Mais les festivités sont interrompues par un drame : le corps de la vieille Herminia est découvert dans la chapelle du Palazzo. Le lendemain, Rafaele disparait, etLibero aperçoit des cavaliers emportant un corps dans le massif de l'Argentu. Il décide de les suivre. Les heures qui vont s'enchaîner vont bouleverser son existence et sa vision du monde…    

         Roman d'apprentissage, ce récit est remarquable à plusieurs titres : dans sa construction dramatique inspirée des tragédies antiques, dont la montée en tension est remarquablement maîtrisée, dans la dimension psychologique des personnages, et dans la présence d'une nature aussi dure qu'elle est splendide. Le tout servi par une plume belle et précise. En contrepoint du récit d'autres personnages prennent la parole, morts ou vivants, dont la voix ajoute à la tension progressive, révélant des secrets mortifères. Caché dans la grotte, Libero les découvre en même temps qu'il s'éveille à l'amour et à la sexualité. A Ogliano, on se tait et on fait bonne figure, et si comme Libero et Rafaele on essaie de briser des tabous, il faut le faire en toute discrétion, sans que rien ne transpire jamais. Il est vain de vouloir lutter contre eux et contre le déterminisme social, et Rafaele le sait trop bien, qui a pour livre de chevet Antigone de Sophocle. Mais on peut essayer.

 

Catégorie : Littérature française

Corse / village / secret / famille / initiation / amour / vengeance /


Posté le 06/06/2022 à 11:37

2022/43 Les méduses n'ont pas d'oreilles, Adèle Rosenfeld. Grasset, 01/2022. 237 p. 19 € ***

Louise est presque entièrement sourde. Elle parvient à percevoir quelques sons de l'oreille droite, et à lire sur les lèvres, grâce à son sonotone, mais elle s'épuise à fournir tant d'efforts pour pouvoir encore communiquer. On lui propose de l'équiper d'un implant. L'opération est lourde et les conséquences non négligeables...Adèle hésite. Certes, elle pourra ainsi rejoindre le monde des entendants. Mais cela signifie aussi qu'elle va abandonner un univers certes handicapant mais familier, et verra son mode de vie profondément modifié. Le choix n'est pas simple...

Comment décrire un son, surtout quand on ne veut pas l'oublier et qu'on n'entend plus ? Louise a fabriqué un herbier sonore. Chaque bruit y est consigné, avec des comparaisons imagées et beaucoup d'humour : ainsi les oignons frits dans l'huile sont-ils décrits comme un "conciliable de lapins ivres" ; l'orage est une "calotte glaciaire sur le feu", la grêle une "avalanche de dents de lait et les feuilles mortes une "mâchoire qui mâche des mouches séchées". Mais cette compilation est impuissante à enrayer l'inéluctable progression de sa surdité, qui s'accompagne d'étranges compagnons qui viennent hanter son quotidien : Cirrus d'abord, un chien parfois agressif, puis un poilu alcoolique et cocaïnomane, et enfin une botaniste qui recense des plantes "miraginaires", des êtres qu'elle est seule à voir, à l'exception d'un spécialiste en hétérogenèse, qui identifie ces personnages comme des fantômes traumatiques dont Louise doit se défaire.  Pour nous faire entrer dans l'univers des sourds, Adèle Rosenfeld a choisi de faire un récit extrêmement imagé, presque poétique parfois. Cette intention contraste d'ailleurs avec le prosaïsme du monde du travail que découvre Louise, qui a décroché un job dans une mairie et affronte l'incompréhension, la pitié puis le rejet des entendants. Un premier roman original, déconcertant, qui possède d'indéniables qualités, mais dont la construction narrative un peu confuse rend la lecture laborieuse.

 

Catégorie : Littérature française

surdité / chirurgie / implant / peur /


Posté le 09/05/2022 à 18:02

2022/41 Numéro deux, David Foenkinos. Gallimard, 12/2021. 235 p. 19,50 ***

C'est l'histoire d'un jeune garçon nommé Martin Hill, qui vit à Londres, de père anglais et de mère française, qui se séparent. Nous sommes en 1999, le casting pour l'adaptation cinématographique de Harry Potter démarre. Le père de Martin, accessoiriste sur le tournage d'un film dirigé par le futur réalisateur d'Harry Potter, emmène son fils pour y faire de la figuration. Martin, à cause de sa ressemblance avec le héros de la saga, est remarqué par le réalisateur, qui lui fait passer des essais. Au final, il est en compétition avec David Radcliffe, et c'est ce dernier qui sera finalement retenu. Martin va ruminer son humiliation.

C'est donc l'histoire du numéro deux, celui qui n'a pas été choisi. Celui à qui on a préféré un autre, et qui va devoir vivre avec ce ratage. Quand on tombe de cheval, il faut aussitôt remonter. Martin n'y parvient pas. Son échec est une véritable obsession dont il ne peut se défaire tant tout le succès mondial de la saga lui rappelle sans cesse son échec. Comment échapper aux affiches, aux campagnes de promotion, aux piles de livres mis en avant dans les librairies ? La blessure reste si béante qu'un seul tome de Harry Potter au pied du lit de sa première petite amie le fait fuir à toutes jambes. Non sans un certain humour, David Foenkinos nous raconte les tentatives désespérées de Martin pour échapper à la pottermania et pour exister. Le récit nous fait également découvrir les coulisses de la parution du premier tome des aventures du sorcier le plus célèbre de la planète, et du tournage de son adaptation. Il ravira les fans de la saga. Les autres apprécieront, ou non, le catalogue de célébrités et le surf sur la vague du succès de J.K.Rowling.

 

Catégorie : Littérature française

cinéma / acteur / échec / jalousie / succès / best seller /


Posté le 09/05/2022 à 17:59

2022/39 Porca miseria, Tonino Benacquista. Gallimard, 01/2022. 193 p. 17 € *****

Elena et Cesare arrivent en région parisienne dans les années 50 avec leurs enfants, sauf Tonino, qui naitra en France. "Porca miseria, porco Dio !" crie le père quand il a bu, tandis que la mère se désole de la "rouiiiina" dans laquelle elle se trouve depuis qu'elle a changé de classe sociale en épousant un Benacquista. L'auteur raconte son enfance au sein de cette famille où l'on parle un sabir fait du ciociaro, dialecte parlé dans la région du Latium et de mots italiens francisés, auquel ils mêlent des termes français ; il raconte son envie grandissante d'écrire, au point de transformer ses devoirs de sciences en rédactions diversement appréciées par ses professeurs. Pourtant, il ne parvient pas à lire, à l'exception des Chroniques martiennes et de Cyrano de Bergerac. Jusqu’à ce qu'un jour, l'école lui impose Une vie de Maupassant. "Je sens déjà poindre le devoir d'admiration, car tout ce que je vais lire sera vrai, juste, brillant, panthéonisé, incontestable. Une vie, c'est long. 448 pages. Une mort aurait été un meilleur titre." La lecture est pour le moins fastidieuse, le lecteur bien trop critique pour se laisser prendre par l'histoire. Et voici soudain que le miracle opère, qu'un rebondissement emmène l'adolescent tout juste là où Maupassant voulait le conduire. Ces quelques pages valent tous les Que sais-je et les corpus d'analyse, tandis que cette lecture va faire de Tonino un lecteur, et bientôt un auteur.

D'une plume alerte, drôle, tendre aussi, Benacquista nous livre un récit très personnel et sans fard dans lequel il narre l'alcoolisme de son père et son agoraphobie dont il a eu tant de mal à se défaire. On sent le plaisir que prend ce "fabricant de fictions" comme il se nomme à raconter ses souvenirs familiaux ou d'école, à réinventer la vie de ses parents en leur écrivant un autre destin. Et, aussi, à parler de l'art d'écrire. "La fiction, c'est du rêve fait main. […] C'est un stylo et un bloc-notes, une phrase qui en appelle une autre, à condition de tenir en place et de n'avoir rien de mieux à faire. Ecrire n'autorise aucune exhibition de l'égo ni ne procure de satisfaction immédiate ; on ne s'asperge pas de peinture, on ne casse les oreilles de personne  avec des fausses notes, on ne franchit pas de ligne d'arrivée sous les bravos". L'auteur de La Commedia des ratés ou de Saga, pour ne citer qu'eux, nous offre là un récit émouvant, et jubilatoire.

 

Catégorie : Littérature française

autofiction / famille / Italie / écriture / lecture / cinéma /

 

Posté le 09/05/2022 à 17:57

2022/38 Connemara, Nicolas Mathieu. Actes Sud, 02/2022. 396 p. 22 € ****

A presque quarante ans, mariée, deux filles, un poste à responsabilités dans un cabinet d'audit et une belle maison d'architecte, Hélène a rempli tout le cahier des charges de la réussite sociale et professionnelle. Christophe est tout l'inverse : ancienne star de l'équipe spinalienne de hockey et du lycée, en plein divorce, devenu représentant en nourriture pour chiens, il vit avec son père et son fils dans un pavillon. Si Christophe semble avoir raté sa vie à proportion qu'il prenait du ventre, Hélène n'aurait pas de quoi se plaindre, mais elle sombre dans des questions existentielles inconfortables. Et voilà que ces anciens camarades de lycée se croisent, l'une suscitant l'envie de l'autre, l'autre lui faisant retrouver la nostalgie de son adolescence...

En fréquentant Christophe, Hélène ne fait pas que replonger dans le monde de son adolescence. Elle change aussi de milieu social, et (re)découvre l'univers populaire où l'on s'enquille des bières et des chips, et où on chante, debout, la main sur le cœur, "les nuages noirs qui viennent du nord colorent la terre, les lacs les rivières, c'est le décor du Connemara". Christophe tâche de faire une place à cette bourgeoise aux longues jambes que ses amis peinent à adopter, jusqu'à ce qu'elle retrouve des réflexes oubliés, et son ancienne appartenance à ce milieu économe aux fins de mois difficiles, où on loue un appartement pour deux semaines à Grande Motte parce que c'est moins cher. Entre l'ancien beau garçon et la cadre supérieure, c'est une relation de chair, de désir, de corps retrouvés ; une relation qui fait resurgir les vieux rêves et les ambitions, et la question de ce qu'ils en ont fait.

Au-delà de la relation qui unit, pour une courte période, les deux anciens lycéens, c'est un tableau social que nous dresse Nicolas Mathieu, avec la même justesse que dans Aux animaux la guerre et Leurs enfants après eux. Le monde de l'entreprise et du management d'un côté, avec le vocabulaire abscons truffé d'anglicismes et un cynisme impitoyable ; le monde rural et populaire de l'autre. Avec ce talent sans concession de planter une scène – le mariage du copain de Christophe avec le jeu des mollets – ou un personnage – le portrait du père Muller, maire d'une petite commune : "Il lui semblait l'avoir toujours connu ainsi, âgé, chauve, potentat mal fagoté, fortuné mais discret, acharné de prudence, de cette race des maquignons qui font les héritiers aplatis et les succession mouvementées." qui donne à ce roman sombre une portée universelle.

 

Catégorie : Littérature française

Vosges / 2017 / classe sociale / adultère / entreprise /


Posté le 09/05/2022 à 17:55

2022/35 Les maisons vides, Laurine Thizy. L'Olivier, 01/2022. 268 p. *****

Gabrielle, treize ans, court dans la nuit, les paumes des mains brulées par les broderies d'un coussin, pour se réfugier auprès de son arrière-grand-mère qui vient tout juste de mourir. Gabrielle est née un soit de mai, trois mois trop tôt, et sa survie tient du miracle. D'un côté, l'adolescence de la jeune fille ; de l'autre, son enfance. Les deux récits convergent peu-à-peu, jusqu'au moment charnière de la mort de l'arrière-grand-mère, celle qui a traversé la frontière il y a si longtemps pour fuir Franco et qui, à la fin de sa vie, a perdu la tête. Et, comme des parenthèses, l'animation faite par un duo de clowns dans le service de pédiatrie d'un hôpital, racontée par un mystérieux narrateur dont on découvrira l'identité à la toute fin du récit. La construction est habile, et si le style parait un peu emprunté au début, il s'affirme et gagne en fluidité. La plume de Laurine Thizy devient efficace, avec cette rare qualité de montrer plutôt que d'expliquer. En filigrane dans ce joli récit est abordée la thématique du corps dans tous ses états : celui du nourrisson né trop tôt, aux membres flétris pas plus épais qu'un doigt ; celui qui, inflexible machine bien rodée, se plie aux exercices de la GRS ; celui qui éructe des araignées venues du fond de la gorge et font tousser Gabrielle à perdre haleine ; enfin c'est aussi le corps de la Mémé qui vieillit, s'ankylose et se grippe.  Un premier roman très prometteur.

 

Roman lu dans le cadre des "68 premières fois"

 

Catégorie : Littérature française

sport / corps / famille / maladie /


Posté le 09/05/2022 à 17:54

2022/34 La fille de la grêle, Delphine Saubaber. JC Lattès, 01/2022. 206 p. 19 € ***

         A 80 ans, Marie a décidé d'en finir. Avant d'accomplir le geste ultime, accompagnée par une amie infirmière, elle entreprend de raconter à sa fille Adèle l'histoire de son enfance qu'elle lui a toujours tue. Elle lui raconte son enfance dans une ferme isolée, une enfance pauvre où les seuls jouets étaient ceux que la nature voulait bien lui offrir ; elle lui parle de son petit frère Jean, beau comme un ange mais "pas fini" d'après le médecin de famille ; de sa mère, illettrée, qui ne comprend pas l'attirance de sa fille pour la lecture ; de son père, métayer, contraint de reverser la moitié de ses maigres revenus au propriétaire. Un père dur au labeur, qui n'admet pas la différence de Jean et le frappe, de plus en plus souvent, au moindre prétexte…

          La vieille dame dit la dureté de cette existence de quasi esclavage régie par la météo, la violence familiale, la peur de ce père sec et noueux comme une trique. Elle dit ses choix, celui de ne pas intervenir quand la folie du père devient évidente, et celui de partir, et de se faire une autre vie. Quitte à laisser Jean là-bas. Elle n'a pas de regret, et avance obstinément ; elle met dans sa vie loin du monde paysan la même énergie qu'elle a à donner le jour à Adèle. De même décide-t-elle de mourir, refusant de subir un choix qui ne sera pas le sien. Elle part sans regret, sans se retourner. La question du droit à mourir dignement est bien traitée par le prisme d'une femme indépendante, qui m'a semblé tout de même un peu froide et distante.

 

Catégorie : Littérature française

vieillesse / famille / violence / handicap / droit de mourir /


Posté le 09/05/2022 à 17:52

2022/31 Le voyant d'Etampes, Abel Quentin. L'Observatoire, 10/2021. 380 p. **

Jean Roscoff, professeur retraité d'histoire à l'université, décide de se consacrer à la rédaction d'un essai sur Robert Willow, un poète américain installé en France à l'époque de Sartre, du Castor et de Saint-Germain-des-Prés.  Divorcé, alcoolique, nostalgique de ses années de militant à SOS Racisme, il parvient tout de même au bout de son projet et à le faire éditer. La soirée de lancement de l'ouvrage a lieu dans un obscur petit bar militant parisien, où le public se limite à quelques personnes, dont un blogueur qui poste le lendemain un article reprochant à Roscoff d'avoir sciemment occulté le fait que Willow était noir.

Voilà notre universitaire plongé dans les affres des réseaux sociaux, des hashtags et des commentaires d'autant plus cruels qu'ils sont protégés par l'anonymat des pseudos. L'idée n'est pas mauvaise, et Abel Quentin a un talent certain pour dénoncer les dérives du fourre-tout d'internet, ainsi que les mouvements identitaires qui s'y développent, notamment grâce au personnage de sa fille, homosexuelle militante et probablement sous la coupe de sa compagne. Mais le récit traîne et se noie dans les détails. Le diable s'y cache dans doute, à vouloir trop bien faire, à aborder de multiples thèmes – outre ceux pré-cités, on y trouve aussi le fait d'avoir plus ou moins raté sa vie, la réussite financière de son meilleur ami, son mariage raté, sa fille qui le provoque… - dans une prose savante, cependant émaillée par des fautes d'orthographe surprenantes : "son auteur fétiche, dont le nom m'était vaguement familier, et qu'elle qualifia de "compliquée"[sic] et "touchant" (p.92) ; deux pages plus loin : "le récit d'une personne qui s'est faite amputer d'un bras" ; p.160 Roscoff se relève à 3 heures du matin "pour aller chercher un 1664 dans le frigo" ; enfin un usage curieux de la répétition : "Arrivés à la cinquantaine, la peau ravinée par les plaisirs, la peau creusée et ravinée…" (p. 179). Certes, certaines scènes sont drôles et font mouche, mais cela ne suffit pas à rendre le récit digeste, que j'ai trouvé nombriliste et bavard, bien loin du regard juste et acéré de Sœur. La répétition maladroite de la page 179 a eu raison de ma patience.

 

Roman lu – partiellement – dans le cadre des "68 premières fois".

 

Catégorie : Littérature française

poésie / édition / communautarisme /


Posté le 09/05/2022 à 17:50

2022/29 Debout dans l'eau, Zoé Derleyn. La Brune au Rouergue, 05/2021. 134 p. ****

         C'est l'été, dans la campagne flamande. A 11 ans, la narratrice de l'histoire vit chez ses grands-parents sans avoir revu sa mère depuis des années. Le grand-père s'éteint tout doucement à l'étage, tandis qu'en bas, la grand-mère s'affaire dans la cuisine. La fillette vaque à ses occupations de vacances, tient compagnie à l'un, fait la cuisine avec l'autre, observe, raconte ses souvenirs et son quotidien. Les visites de l'infirmière, les travaux agricoles menés par un jeune homme, l'autorité du grand-père, les frasques des trois chiens, l'agonie des poissons à cause de la sécheresse, et un jour, une baleine surgie dans l'étang. Le monde à hauteur des yeux d'une enfant, qui découvre aussi les premières affres d'un désir tout neuf et inconnu. Cet été-là, on joue encore les pieds dans la vase à se raconter des histoires, mais les yeux commencent à regarder plus loin que les rives de l'étang. Zoé Derleyn décrit joliment et très justement ce moment charnière où l'on s'apprête à quitter le monde de l'enfance pour basculer dans l'adolescence, où l'on goûte la saveur acidulée des groseilles à maquereau, où l'on part chercher le chien enfui, où l'on déteste le garçon qui travaille torse nu au soleil tout en attendant impatiemment qu'il revienne

 

Catégorie : Littérature française

Belgique / été / campagne / enfance / famille / 

 

Roman lu dans le cadre des "68 premières fois".


Posté le 31/03/2022 à 16:40

2022/27 Abasute, Isabel Gutierrez. La Fosse aux Ours, 11/2021. 125 p. ***

         Gravir la montagne à dos de fils pour attendre la mort sous un grand rocher, c'est ce que souhaite Marie. Faire son abasute, pour mourir seule, à l'abri des regards. Alors le fils va fabriquer une chaise en osier munie de deux larges lanières et, chargé du poids de sa mère, grimpera pendant deux jours jusqu'à déposer son précieux fardeau à bon port. Les préparatifs et les deux jours de ce dernier voyage permettent à chacun d'eux d'égrener leurs souvenirs : Marie se rappelle sa vie d'avant, la rencontre avec celui qui allait devenir le père de ses trois enfants et qui a été le grand amour de sa vie, avant de mourir en montagne ; Pierre se souvient de ses 15 ans et de la mort du père qui a muré longtemps sa veuve dans le silence. Marie était une mère aimante pourtant, malgré la peine dont elle a eu tant de mal à se remettre, et elle aimait les livres et les histoires. Il y a beaucoup d'amour là-dedans, et une obstination à avancer malgré les claques que la vie s'ingénie à vous donner. De la cruauté aussi, à commencer par cette dernière demande de Marie à Pierre, auquel il concède sans se révolter. On pourra y voir le dernier acte d'amour d'un fils pour sa mère, et la possibilité d'un chemin à l'envers où il devient "l'homme qui porte sa mère sur son dos pour l'emmener s'éteindre sur la montagne". J'y ai vu, moi, une mission fatale à laquelle il ne pouvait faillir, et quelque chose d'un peu égoïste. Comment peut-on demander une telle chose à son fils, n'ai-je cessé de me demander tout au long de la lecture de ce roman pourtant beau et ciselé ; comment peut-on le charger d'un si lourd fardeau ? Heureusement, on l'attend en bas.

 

Roman lu dans le cadre des "68 premières fois".

 

Catégorie : Littérature française

montagne / maladie / mort / famille / pèlerinage /


Posté le 28/03/2022 à 10:23

2022/26 Les envolés, Etienne Kern. Gallimard, 06/2021. 146 p. *****

         Un matin du 4 février 1912, Franz Reicheld se jette du premier étage de la Tour Eiffel, vêtu d'une combinaison parachute de son invention. Son saut – et son échec – sont saisis par une caméra. L'histoire n'a retenu qu'une minute trente d'images de cet homme à la moustache imposante, qui tourne devant la caméra puis, debout sur une chaise, grimpe sur la rambarde, hésite, recule, puis se s'avance encore, pour s'élancer dans le vide. Etienne Kern s'empare de ce fait divers pour tisser l'histoire de ce tailleur d'origine hongroise établi à Paris, qui va vouer toutes ses forces et ses économies dans la création de ce prototype capable, l'espère-t-il, le croit-il, de faire voler l'homme et de sauver les vies de nombreux aviateurs. Il mêle à la reconstitution fictionnelle ses propres souvenirs, notamment ceux de deux êtres chers décédés par défenestration, qu'il lie à sa propre peur du vide. En contrepoint du récit du tailleur pour dames, il y a celui de son amie M., ses quelques photos qu'il décrit, avec chagrin, tendresse et pudeur. C'est un très beau roman, qui dit les parallèles étranges mais ô combien signifiants que fait l'esprit humain quand il se questionne ; un roman qui, avec des mots choisis, sobres, efficaces, rend hommage à ces envolés morts de n'avoir plus voulu toucher terre. "Tu es tous ceux qui sont tombés. Tu es tous ceux qu'on a perdus. Tu es cette évidence qui suffit à me rendre le jour un peu plus beau et le soir un peu plus triste, cette évidence que mes mots ne font qu'attester, cette évidence qui dit chacune des images où demeure quelque chose de leur présence et se retrouve leur visage familier, aimé, envolé : ils ont été."

 

Une belle découverte faite dans le cadre des "68 premières fois".

 

Catégorie : Littérature française

défénestration / invention / suicide / accident / folie / hommage /


Posté le 28/03/2022 à 10:20

2022/21 Pleine terre, Corinne Royer. Actes Sud, 04/2021. 327 p. 21 € ****

Jacques Bonhomme, agriculteur, a quitté sa ferme et ses animaux. En pleine cavale, le jeune homme se cache des gendarmes. On va découvrir progressivement la raison de sa fuite, à travers les paroles de son entourage : la mère de son meilleur ami handicapé, sa sœur, un fonctionnaire chargé du contrôle sanitaire, un vieux voisin, chacun raconte l'enchaînement des événements qui ont conduit à la rébellion du jeune paysan, et notamment la course au rendement, la production de masse et la déshumanisation des pratiques qui touchent cruellement le monde de l'agriculture. Un récit inspiré d'un fait divers dramatique.

Il faut du temps pour faire pousser des plantes. De la patience aussi, et du savoir-faire. Des connaissances transmises d'une génération à l'autre en même temps que la ferme et les terres. De même Corinne Royer prend son temps pour poser son histoire et son personnage, caché dans les bois qu'il connait bien. Pendant sa cavale, Jacques s'interroge, se désespère, se révolte, pleure, crie, nourrit sa colère et ses regrets. A travers ses larmes et sa désespérance, c'est toute la misère d'un monde paysan étranglé par les normes sanitaires sans cesse changeantes, les aberrations administratives, les objectifs impossibles à tenir, le cercle vicieux des emprunts pour combler les dettes ; un monde où l'animal n'est plus qu'un produit, et l'homme un exécutant. Un roman âpre et beau comme l'est la forêt qui s'éveille dans la brume, inspiré d'un fait divers, et que le lecteur achève en se demandant si, un jour, fermes, vaches et paysans ne seront pas une espèce éteinte.

 

Catégorie : Littérature française

agriculture / monde paysan / dettes / révolte /


Posté le 28/03/2022 à 10:18

2022/19 Ce qu'il nous faut de remords et d'espérance, Céline Lapertot. Viviane Hamy, 08/2021. 215 p. 18 € *****

Roger Leroy a 10 ans quand son père revient un soir accompagné un demi-frère, Nicolas Lempereur, le jour même de son anniversaire. Il le déteste aussitôt, cet étranger né de la double vie de son père. Des années plus tard, Roger, devenu Garde des Sceaux, est un farouche militant de la réhabilitation de la peine de mort. Nicolas, lui, est une véritable rock-star, pacifiste et opposé à toute discrimination. La condamnation d'un pédophile récidiviste permet le rétablissement de la peine capitale. Mais quand Nicolas est accusé du viol et du meurtre d'une jeune femme et que tous les indices semblent prouver sa culpabilité, Roger se retrouve dans une position délicate.

Nicolas va être condamné, cela ne fait aucun pli. Roger pourrait être apaisé, voici l'occasion parfaite de se venger de ce frère inopportun qui est venu lui voler sa fête et l'amour maternel. Il ne l'est pas : le ministre a bien quelques scrupules, sachant bien que, une fois la sentence prononcée, il n'y aura pas de retour en arrière, et qu'on n'est pas à l'abri d'une erreur judiciaire. Mais la loi qu'il a défendue est passée, une première exécution a eu lieu, le jugement a été rendu. Justice est faite. C'est notamment la conviction de ses conseillers, de ceux qui ont travaillé pour en arriver là, dont les dents rayent le parquet et qui ne raisonnent qu'en terme d'image. Leroy a l'opinion publique pour lui, qui voit dans la peine capitale un moyen sûr, efficace et imparable de rendre justice. Mais le ministre, lui, en est moins certain. Et s'il s'était trompé ? Avec une plume précise, presque chirurgicale, Céline Larpetot met en scène un homme persuadé d'œuvrer pour le bien de la société, un élu politique que son parcours n'a pas affranchi des jalousies de l'enfance, mais qui ne trouve, dans la possibilité d'une vengeance, aucun exutoire. A travers le doute qui lentement se distille, ce sont les questions que, sans doute, espérons-le, on devra se poser si un jour des élus populistes se risquent à militer pour le rétablissement de la peine capitale.

 

Catégorie : Littérature française

guillotine / loi / justice / meurtre / exécution / frères / remords /


Posté le 28/03/2022 à 10:16

2022/25 Les confluents, Anne-Lise Avril. Julliard, 08/2021. 199 p. ****

         Il est des gens qui voyagent pour découvrir le vaste monde et se frotter à d'autres cultures. Pour admirer les paysages et les monuments. Pour arpenter les montagnes ou les mers. Et puis, il y a Liouba et Talal. Elle fait des reportages qui illustrent les dégâts causés par le changement climatique. Il est photographe, notamment des populations réfugiées. Ils se rencontrent en Jordanie, sympathisent, se séparent puis se retrouvent à la faveur d'un séjour de Liouba aux confins de la Guinée. Se séparent encore, mais restent en contact, soudés par leur attirance réciproque qu'ils retiennent. Jusqu'à ce qu'un jour, enfin, à Moscou où Liouba est née, ils se laissent enfin aller.

A la fois roman d'apprentissage et roman d'amour, ce récit s'attache aussi à dire les conséquences du bouleversement climatique, avec la montée inexorable des eaux, la disparition d'îles tandis qu'ailleurs, le désert engloutit la végétation et contraint les populations à fuir. Il dit les tentatives des hommes à replanter, dans la mangrove ou le désert, à tout faire pour empêcher la disparition d'un écosystème où la dernière girafe va mourir. Et en filigrane, cet amour qu'on aimerait vivre tout en l'empêchant, parce que le nomadisme ne peut que le contrarier – "il leur manquait l'espace, le temps et, peut-être, la faveur du destin. Car il y a des amours qui naissent du néant et qui n'ont d'existence que dans les limbes. Des amours mort-nées. Ces amours-là ont la saveur exquise et douloureuse de ce qui est impossible." Pourtant il arrive que les fleuves parfois se rejoignent et deviennent confluents. Première lecture des 68 premières fois édition 2022 et jolie découverte.

 

Catégorie : Littérature française

environnement / rencontre / amour /


Posté le 14/03/2022 à 17:46

2022/24 Le grand monde, Pierre Lemaître. Calmann-Lévy, 01/2022. 584 p. 22,90 € *****

Beyrouth, 1948. Les Pelletier sont propriétaires d'une savonnerie prospère. Leurs quatre enfants quittent peu-à-peu le giron familial : Etienne part pour Saïgon où il a trouvé un emploi à l'Agence indochinoise des monnaies, espérant retrouver son compagnon disparu lors d'une opération militaire ; François travaille comme manutentionnaire et parvient à se faire embaucher à la rubrique des faits divers du Journal du soir où il va suivre une enquête sur une série de meurtres ; Jean, l'aîné, surnommé Bouboule, après une expérience désastreuse à la tête de la savonnerie, vit chichement à Paris avec sa femme d'un travail de représentant. Reste Hélène, la benjamine, qui n'a qu'une envie, quitter ses parents et rallier la capitale où elle fera ce que le vent lui dictera.

Cet ample roman nous emmène dans les ruelles encombrées et les fumeries d'opium de Saïgon, dans le Paris tout juste sorti de la guerre, qui vit encore au rythme des tickets de rationnement ; il nous conduit aux côtés de quatre frères et sœurs bien différents, par leur caractère, leur ambition, leur révolte aussi. On y retrouve le talent de conteur hors pair de Pierre Lemaitre, à vous camper des ambiances, à sourire, à pleurer, à s'agacer parfois des mésaventures de ces personnages. Le plus réussi, le plus touchant d'entre eux, c'est sans doute Etienne, courageux, entêté, désespéré, dans sa quête éperdue de retrouver Raymond et de venger sa mémoire. Et autour des quatre enfants Pelletier, d'autres personnages gravitent tout aussi remarquables : Geneviève, la femme de Jean, cruelle et machiavélique à souhait, Diêm, le factotum indochinois qui va créer une secte influente, ou encore les chefs de service du journal. A travers le destin de la famille Pelletier et de ses acolytes, c'est tout le portrait d'une époque que ressuscite avec brio Pierre Lemaitre, d'une plume alerte et vive, pleine d'humour, les Trente pas encore glorieuses où l'on s'enrichit à l'étranger sur le dos du gouvernement français tandis qu'à Paris, les communistes manifestent et que l'on s'entasse dans des logements insalubres. Avec un rebondissement ultime qu'apprécieront les lecteurs d'Au revoir là-haut. Quelle saga !

 

Catégorie : Littérature française

France / Trente Glorieuses / Saïgon / Beyrouth / famille /


Posté le 14/03/2022 à 17:45

2022/23 Paris-Briançon, Philippe Besson. Julliard, 01/2022. 203 p. 19 € *****

A bord de l'intercités de nuit n°5789 sont montés une centaine de passagers. Parmi eux un médecin, une mère de famille et ses deux enfants, un représentant en articles de sport, un joueur de hockey, un couple de sexagénaires retraités, et cinq étudiants. Au cours du trajet, les voyageurs font connaissance, se livrent aux à confidences que permet ce huis clos nocturne... alors que certains d'entre eux, nous dit l'auteur dès le début du roman, n'arriveront pas vivants à destination.

Quel drame menace ces quelques personnages qui ignorent évidement tout du destin qui les attend ? Le lecteur n'en sait rien encore, pris en otage par une information glaçante qui revient comme une antienne au fil du récit. A bord de ce train qui file dans la nuit, il suit les aveux, les prises de conscience, pressentant que, pour les survivants, rien ne sera pareil – bien sûr, ils auront échappé à la mort, mais ils se seront révélés à eux-mêmes. Et pour s'épancher, se découvrir et se trouver, quoi de mieux qu'un inconnu qu'on ne reverra jamais, dont on se fiche qu'il nous juge ? Tout le talent de Philippe Besson est là, dans la précision, la justesse, le détail, dans ces situations si vraisemblables, si réelles qu'on a l'impression d'être monté avec les passagers, d'entendre ces vies si différentes que le hasard, un changement d'emploi du temps ou la destinée a réunies. On pourrait, si ce n'était pas si galvaudé, songer à la mélancolie si poignante des personnages peints par Hooper, qui vous saisit le cœur – les Noctambules avaient d'ailleurs inspiré à Besson L'arrière-saison, il y a quelques années. Alors, à la lecture de ce roman, on les imagine, ces voyageurs, auxquels on donne des teintes chaudes et le côté délicieusement suranné des années 50, debout dans le couloir, leurs reflets dans les fenêtres, s'allongeant sur leurs couchettes, jouant aux cartes, tandis que le train traverse les campagnes et s'enfonce dans la nuit, vers Briançon et son destin.

 

Catégorie : Littérature française

train / voyage / nuit / confidences / destin / fatalité /


Posté le 07/03/2022 à 17:55

2022/9 Kérozène, Adeline Dieudonné. L'Iconoclaste, 04/2021. 258 p. 20 € ****

Une station-service au bord d'une autoroute des Ardennes, par une nuit d'été. Quatorze personnages se croisent, sous la lumière crue des néons. Il y a là Juliette, la caissière, et son collègue Sébastien, une prof de pole dance, un mannequin qui voue aux dauphins une haine tenace, un dépanneur, une bonne philippine, un couple et une mère devenue démente, la rescapée d'un attentat, un représentant en acariens, un palefrenier meurtrier, un cheval, une vieille dame richissime et son gigolo, et un cadavre. Simple coup du hasard ou effet du destin aux lois mystérieuses, tous convergent à 23h12, autour d'un café ou d'une pause pipi. Pour repartir après.

Dans ce récit inclassable, chaque chapitre pourrait être une sorte de nouvelle, lue indépendamment des autres. Cependant, un lien unit ces destins, cette halte sur l'autoroute un soir d'été. Qui n'a pas essayé d'imaginer, lors d'une pause sur le trajet des vacances, ce que pouvait être la vie de ces autres croisés que l'on croise aux toilettes, devant la machine à café ou à la caisse de l'épicerie ? D'inventer une existence à ceux-là qu'on ne reverra jamais ? Adeline Dieudonné nous propose ainsi des portraits, pour certains bien gratinés, et très réussis, de ces étrangers de passage. Avec le risque de faire catalogue, sans réelle logique. Mais son propos n'est justement pas de trouver un lien – à part cette rencontre éphémère et sans lendemain, à 23h12, mais d'illustrer cette brève connexion qui sauf exception, ne mène à rien. C'est dans sa forme même que cet OLNI fait sens. Comme un témoignage, une envie de laisser une trace de ces destins croisés. Une courte pause, avant de repartir. "D'autres arriveront. Toutes repartiront. Ici on ne fait que passer."